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ou trois cents Anglais vont mourir de faim ou sous le tomahawk à cause de son frère et de lui, il vend sa patente et ne s’en occupe plus ! À quoi est bonne l’histoire, si elle protége et propage tous les escamotages de la gloire ? Où l’honnêteté des victimes trouvera-t-elle un refuge contre l’habileté des faiseurs de dupes ?

La Revue d’Édimbourg dit que Raleigh fut toujours peu estimé. L’ingénieux et savant biographe ne doit pas chercher ailleurs les causes du discrédit qui plana sur lui jusqu’à sa mort ; le peuple, plus sagace que la cour et la reine, avait deviné le charlatan dans le héros. Soit qu’on le vît resplendir sous son armure d’argent ou publier les incroyables récits des richesses réservées aux colons qui voudraient le suivre, on lui témoignait une juste méfiance. Cette méfiance ne cessa plus tard que devant deux preuves de véritable grandeur que le sort lui offrit et dont il sut profiter, l’emploi des heures de sa prison et sa mort. Son livre et sa mort ont balancé les mensonges de sa vie par une réalité de talent et de courage qui ont forcé l’admiration.

La capacité déployée par Walter Raleigh, jusqu’à son emprisonnement, est celle qui exploite le talent d’autrui et réussit à sa place. Peut-on lui compter comme une grande action la présentation du poète Spencer à la cour ? Spencer était le premier poète épique et élégiaque de l’Angleterre et de l’époque ; il avait été secrétaire particulier du vice-roi d’Irlande, on possède encore de lui un essai de la plus haute portée et du plus beau style sur la situation du pays. Walter Raleigh, au lieu de présenter fastueusement Spencer à la reine, eût mieux fait de mettre à l’abri du malheur le poète qui n’avait pas de quoi vivre. Rien de plus facile, si Walter l’avait voulu. Mais quand les hommes du pouvoir ont souri à l’homme de talent, ils croient lui avoir fait une magnifique aumône ; et, tout occupé de ses travaux, le talent se venge rarement. Je regrette, au nom de la justice et de la vengeance historiques, que Cervantes n’ait pas dit au monde ce qu’était le duc de Lerme ; Spencer, ce que valait Walter Raleigh ; et Milton, ce qu’il faut penser de Fairfax. Walter recueillait tous les jours le fruit splendide des expéditions navales qu’il dirigeait comme armateur contre les possessions espagnoles, et dont il disputait les dépouilles à sa souveraine amante, ainsi que le prouvent les comptes qui se trouvent au Musée britannique. Il était riche ; une seule prise lui avait rapporté plus de cinquante mille livres sterling. Tout en vendant sa patente sur la Virginie, il s’était attribué le cinquième des gains éventuels de la colonie. Habitué à se réserver ainsi la part