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et le démérite. Dieu n’a pas fait des ames criminelles et des ames pures ; il les a faites libres. Ce n’est pas lui qui doit répondre de l’inégalité morale ; les hommes, à la naissance, tiennent l’égalité de Dieu, et ils tiennent d’eux-mêmes l’inégalité qui s’établit entre eux, dans la suite, selon qu’ils ont mérité ou démérité. Ainsi, la justice de Dieu est absoute, s’il a fait les hommes libres et s’il leur a dicté la règle à laquelle ils doivent se soumettre. Il ne pouvait rien de plus ; il est juste, et c’est une nécessité que, si la liberté existe, il y ait des punitions et des récompenses. Épictète avait dit aussi qu’il dépend de nous de suivre le premier mouvement ou de nous arrêter, d’avoir tel ou tel désir, enfin de faire tout ce qui est notre œuvre. Voilà donc, sauf l’épuration que le christianisme imprime à toute doctrine extérieure qu’il consacre, le dogme de la rémunération et de l’immortalité appuyé sur l’inébranlable fondement de la justice divine. Voilà presque la théodicée de Leibnitz retrouvée dans un commentaire païen ; voilà enfin le conte de Candide, et le terrible esprit de Voltaire, réfutés douze cents ans d’avance par un Alexandrin du Ve siècle.

Depuis long-temps, l’importance philosophique de Proclus avait été reconnue. Marsile Ficin, Lambecius, plus récemment Diderot, Brucker, Burigny, ont étudié et diversement jugé ses écrits. M. Cousin l’a loué éloquemment ; il a publié ses œuvres, et cette réhabilitation digne et complète, ce souvenir du maître, a rendu à Proclus une place éminente et rappelé vers lui les méditations des esprits sérieux. M. Simon ne pouvait donc, en étudiant le commentaire sur le Timée, appliquer plus heureusement, plus utilement, des facultés philosophiques vraiment hors de ligne. Son travail, qui s’est produit sous la forme modeste d’une thèse pour le doctorat, atteste une connaissance profondément réfléchie de la philosophie antique. Il éclaire d’une lumière vive et nouvelle une œuvre long-temps admirée et vouée, après de longs siècles, à un injuste oubli. Il restitue en même temps deux autres commentaires qui ont aussi leur importance, ceux de Porphyre et de Jamblique, et il confirme de grandes et belles doctrines. La critique ne saurait trop vivement encourager M. Simon à poursuivre ses fortes études. Son enseignement à la Faculté des lettres, l’évidente supériorité de son premier travail, lui assurent, dès le début, un rang distingué. On pourrait peut-être lui adresser quelques observations sur son style qui manque un peu de concentration et de rigueur ; mais cela serait peu grave : il importe surtout de constater sa valeur réelle comme esprit philosophique, ses succès mérités comme professeur ; et certes, c’est une chose rare à noter qu’un succès réel dans les sciences spéculatives ; car il n’en est point de la philosophie comme de cette érudition banale, accessible pour tous, qui, de nos jours, a gagné un nom à bien des gens, en faisant de l’Académie des Inscriptions, à de rares mais très honorables exceptions près, une sorte de champ d’asile pour les médiocrités. La philosophie implique l’intelligence, et, quelle que soit l’apparente indifférence de notre temps, elle gardera toujours, avec la poésie, sa première place.


V. de Mars.