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L’ARTÉMISE À TAÏTI.

missionnaires voulurent les abolir sans transition. À cette vie désordonnée, ils opposèrent un puritanisme inflexible ; contre cet abandon excessif, ils fulminèrent des interdictions absolues. Qu’en résulta-t-il ? Ils manquèrent le but pour avoir voulu le dépasser, et se virent bientôt contraints de tarifer le vice faute de pouvoir l’éteindre.

Ce contraste subit détermina d’autres phénomènes plus funestes. Libre dans ses penchans, cette race s’était prodigieusement développée. Cook estimait, en l’exagérant, la population du groupe de Taïti à trois cent mille ames. N’admettons, pour rester dans le vrai, que la moitié de ce chiffre. Les navigateurs sont venus, et avec eux ces maladies honteuses que l’Europe promène autour du globe sur ses infatigables vaisseaux. Avec eux aussi devait se manifester cette prétention systématique d’imposer à l’univers nos mœurs et nos croyances. Sous cette double influence, la population de Taïti s’est fondue comme la neige au premier soleil. En soixante années, du chiffre de cent cinquante mille ames, elle est descendue à celui de quinze mille : elle menace de disparaître. Des prescriptions ridicules pour le costume, des châtimens sévères pour les moindres fautes, achèvent aujourd’hui ce qu’un poison secret et les boissons fermentées avaient commencé. L’hypocrisie pèse à ce joyeux peuple ; il ne peut vivre dans cette atmosphère de compression qu’on lui a créée ; il y étouffe, il en meurt. Tout était en harmonie avec son organisation ; tout, sa nudité, son laisser-aller, sa folie, sa licence peut-être, et on lui a tout enlevé en un jour. La propagande qui voulait sauver l’ame a tué le corps.

C’est le dimanche surtout que l’on peut voir comment les missionnaires pratiquent à Taïti leur système de surveillance et de contrainte. Dès l’aube, la plage se couvre de naturels qui se sont parés de tous leurs lambeaux européens. Rien n’est plus curieux que cette procession bigarrée, où le vêtement jure toujours avec l’individu. On ne saurait se faire une idée des chapeaux monstrueux et des robes incroyables qui voient le jour dans ces occasions. Des hommes marchent gravement sans pantalons et avec un habit noir ouvert à toutes les coutures ; d’autres ont des bottes et point d’habits. Les femmes, empaquetées dans leurs corsages et s’embarrassant dans leurs jupes, ne savent où poser le pied et comment porter la tête. Ces atours européens contrastent d’ailleurs tellement avec des figures cuivrées, que toute la grace du type s’efface et disparaît. On a sous les yeux des guenons habillées. À peine de loin en loin aperçoit-on quelque jeune fille s’avançant timidement, la tête ornée de fleurs et le corps enve-