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L’ARTÉMISE À TAÏTI.

tion :« Ô Angleterre, terre du savoir ! » disait-elle. Le rivage était encombré de pirogues ; de tous les points de l’archipel, on venait chercher des livres.

« Souvent, dit le révérend Ellis, témoin oculaire[1], souvent je voyais paraître trente ou quarante embarcations qui venaient demander et attendre des exemplaires. Un soir, au coucher du soleil, une pirogue arriva de Taïti, montée par cinq hommes. Ils plièrent leur voile, débarquèrent, et s’acheminèrent vers mon logement. J’allai au-devant d’eux. « Luka ! te parau na Luka (saint Luc ! donnez-nous saint Luc), » me dirent-ils tous à la fois en m’offrant en échange des bambous pleins d’huile de coco. Je n’avais pas d’exemplaires prêts, et les engageai à se retirer dans le village pour y passer la nuit. Le crépuscule, toujours très court sous les tropiques, venait de finir. Je me retirai. Quelle fut ma surprise, quand le lendemain, au soleil levant, je les aperçus couchés à terre, devant la maison ! Inquiet, je leur demandai pourquoi ils avaient passé la nuit en plein air : « Maître, me répondirent-ils, nous avions peur que quelqu’un ne vînt de grand matin vous demander des livres, et nous avions résolu de ne nous éloigner qu’après en avoir obtenu. » Je les conduisis dans l’imprimerie, et, ayant assemblé des feuilles à la hâte, je leur en donnai à chacun un exemplaire, puis deux autres encore pour leur mère et leur sœur. À peine les eurent-ils en leur pouvoir, que, s’empressant de me remercier, ils coururent au rivage, hissèrent leur voile, et retournèrent vers leur île natale, sans avoir bu ni mangé, ni fait aucune provision. »

Cette première phase du pouvoir des missionnaires ne rencontra que des cœurs soumis. Le chant des hymnes, les cérémonies religieuses, enchantaient les nouveaux catéchumènes. Le tabou, cette loi impérieuse, avait été abolie ; l’infanticide n’était plus imposé aux mères. Tout allait au mieux : l’obéissance était complète, les chapelles regorgeaient de monde, la ferveur semblait générale et sincère. Malheureusement ce n’était là qu’une piété extérieure ; les dehors seuls avaient été domptés ; au fond, les indigènes n’avaient rien perdu ni de leur goût pour le plaisir, ni de leur nature ardente, ni de ces instincts des sens si énergiques chez eux. Les missionnaires s’en aperçurent et voulurent lutter, mais leurs efforts échouèrent. Les conseils furent aussi impuissans que les rigueurs. Pomaré eut beau mettre

  1. Polynesian Researches.