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L’ARTÉMISE À TAÏTI.

cour polynésienne, et elle y fit amplement honneur. Quand elle quitta la frégate, un salut de vingt-un coups de canon l’accompagna sur le rivage. La reine semblait plus effrayée que flattée de tous ces témoignages de considération. Elle alla se remettre chez M. Moërenhout des alarmes de la journée.

Cette soirée était la dernière que l’Artémise eût à passer à Taïti. L’heure des adieux avait sonné. Pour reconnaître les services que le brave capitaine Abrill avait rendus à la frégate, le commandant lui avait remis un des fusils-Robert que portait l’expédition ; mais les officiers voulurent, à leur tour, laisser à ce généreux marin un témoignage d’estime, un gage de reconnaissance, un souvenir. L’un des enseignes avait une longue vue plaquée en argent, instrument de prix. On la lui envoya au nom de l’état-major, après avoir gravé sur le tube l’inscription suivante : Les officiers de la frégate l’Artémise au capitaine Abrill. L’excellent homme parut plus touché de cette preuve d’affection qu’il ne l’avait été du cadeau officiel. Le gouvernement français aura sans doute encore quelque chose à faire pour un étranger à qui il doit en partie la conservation d’une frégate.

Les services rendus à l’Artémise ne sont pas d’ailleurs un fait isolé dans une vie pleine de traits d’héroïsme et de dévouement. Il y a quelques années, le capitaine Abrill commandait en second un brick pêcheur de perles, quand il rencontra à Toubouaï une goëlette chilienne armée de douze canons et montée par un nombreux équipage. C’était un pirate : Abrill ne s’y trompa point ; il avertit son capitaine en premier, qui se prit à trembler de tous ses membres. — « Que voulez-vous faire ? demanda Abrill à son chef. — Mais la résistance est impossible ; il faut se rendre, répondit celui-ci. — Se rendre ! je ne connais pas ce mot là ; emparons-nous du pirate. — Vous êtes fou. — Vous allez le voir. » Ces mots échangés, Abrill monta sur le pont, exposa son projet et demanda des hommes de bonne volonté. Sept matelots se présentèrent ; il les arma jusqu’aux dents, se jeta dans un canot avec eux, et cingla droit vers la goëlette. On le héla, il répondit « capitaine Abrill, » nom populaire dans ces parages ; on le laissa accoster, croyant qu’il venait traiter des conditions de la prise. À peine sur le pont, le vaillant capitaine saisit à la gorge le lieutenant, et le menaça de lui faire sauter la cervelle, s’il poussait un cri. L’équipage du pirate était alors couché ; Abrill ferma les écoutilles et en tint ainsi une portion en respect. Les autres, qui étaient à terre, avertis de l’évènement, cherchèrent à reprendre leurs avantages ; mais Abrill avait chargé les canons, et menaçait de couler les