Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 23.djvu/582

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
578
REVUE DES DEUX MONDES.

en état de comprendre les subtilités de la présence réelle et les contradictions de cet antropomorphisme qui, attribuant à Dieu une figure humaine, interdit l’adoration de la Vierge et des saints ? Si les deux camps du christianisme engagent la bataille sur ce terrain, qui ne comprend que le schisme des mamaïas interviendra pour recueillir les blessés des deux parts ? Que la lice soit ouverte au catholicisme dans l’archipel de Taïti, rien de mieux ; mais qu’il use discrètement de la position qu’on lui a faite et qu’il n’aspire pas au plus déplorable des triomphes, à un triomphe sur des ruines.

Cependant l’Artémise était entièrement restaurée. De ses blessures récentes il ne lui restait qu’une courbure légère, résultat du premier abattage. Le noble navire avait retrouvé sa grace et son aplomb : sa mâture, son réseau aérien, ses voiles, ses canons, son lest, tout était remis en place. Le 21 juin, elle se pavoisa pour recevoir la reine de Taïti, qui, après bien des hésitations, avait consenti à l’honorer de sa visite. Au moment de s’embarquer dans le canot du commandant, Pomaré-Wahine paraissait peu rassurée ; elle jetait des regards craintifs sur M. Moërenhout, qui avait répondu sur sa tête des suites de cette démarche. L’air affable des officiers et de l’équipage la rassurait à peine. Enfin elle se décida, non sans effort. Sa majesté taïtienne n’était pas ce jour-là vêtue à son avantage. Gracieuse et vive sous son costume indigène, elle semblait fort mal à l’aise dans les habillemens européens dont on l’avait surchargée. Son corps souple et élégant se noyait dans une robe mal taillée ; ses beaux cheveux noirs, sa figure expressive et spirituelle, étaient écrasés sous un chapeau ridicule, et des souliers rouges complétaient cette singulière toilette. Une jeune princesse d’Eimeo portait en revanche son costume avec plus de naturel et plus de goût.

Derrière la reine venait son mari avec un chapeau de paille, en veste et en pantalon blanc. C’était un fort bel homme, bien pris, découplé fortement et affectant un air dégagé qui semblait justifier les jalousies de la jeune Aïmata. Le cortége se composait de quelques femmes de la cour bizarrement accoutrées, et d’un petit nombre de chefs fort simplement vêtus, à la tête desquels on distinguait Tati. En arrivant à bord, la pauvre princesse se crut perdue. Les tambours qui battaient aux champs, une garde nombreuse qui présentait les armes, le bruit d’une musique assourdissante, tout ce cérémonial, tout ce tapage, la surprirent, l’inquiétèrent visiblement. Cependant elle se remit de son hésitation et présenta la main au commandant de la manière la plus gracieuse. Une collation attendait cette