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La belle Isabeau, qui joue un si grand rôle à ses côtés, est un autre personnage historique ; mais, par une licence très permise, l’auteur ici a rapproché des temps un peu différens. C’est dans les années 1688 et 1689 qu’éclata dans le Dauphiné et le Vivarais la première épidémie de fanatisme et de prophétie ; la belle Isabeau était une des prophétesses. C’est aussi à cette date de 1688 que se rapporte l’histoire du gentilhomme verrier Du Serre, qui tenait école de petits prophètes. Pour justifier M. Sue d’avoir transporté, et concentré ces particularités en 1704 autour de Jean Cavalier, il suffit que l’épidémie des visionnaires se soit prolongée jusque-là. Chaque chef camisard avait, en effet, son petit prophète, son mignon, comme disaient les catholiques. M. Sue en a tiré un très grand parti en donnant l’enfant Ichabod pour prophète au féroce Éphraïm, et en réservant ces deux petits anges de Gabriel et de Céleste à Cavalier. Je trouve pourtant que le gentilhomme Du Serre est par trop machiavélique dans ses procédés de fascination : du moins l’auteur a trop cherché à nous expliquer, par des moyens physiques et physiologiques, et même à l’aide de l’opium, ce qu’il eût été mieux de laisser à demi flottant sous le mystère.

L’ouverture du roman a vraiment de la beauté : la douceur du paysage qu’admirent les deux enfans, la ferme de Saint-Andéol, le repas de famille et l’autorité patriarcale du père de Cavalier, l’arrivée des dragons et des miquelets sous ce toit béni, les horreurs qui suivent, la mère traînée sur la claie, tout cela s’enchaîne naturellement et conduit le lecteur à l’excès d’émotion par des sentimens bien placés et par un pathétique légitime. Mais, à partir de ce moment, on entre dans la guerre civile, dans les représailles sanglantes et sans issue. L’intérêt se trouve, en avançant, un peu disséminé. La comédienne Toinon et son sigisbée Taboureau jetés à travers l’action, servent à la renouer, et reposent d’ailleurs en faisant sourire. Cette dévouée Toinon, qui ne songe qu’à sauver son beau capitaine Florac, a par momens quelque faux air de la Esmeralda suivant son Phoebus. Claude Taboureau est d’un bout à l’autre très divertissant, et ajoute une figure heureuse au groupe des originaux et des grotesques dus à la verve de M. Sue. Éphraïm, avec son petit prophète Ichabod et son cheval Lépidoth, est rigoureusement conçu et soutenu sans fléchir : Walter Scott l’avouerait.

Bien que le paysage des montagnes semble par endroits assez largement tracé, je regrette qu’il ne soit pas constamment plus précis, plus sobre, plus conforme à cette sévère nature de notre midi. La