Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 23.djvu/889

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
885
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

petite maison isolée où Cavalier trouve moyen à un moment de loger Toinon et Taboureau, ce jardin gracieux avec ses orangers, ses magnolias, ses troënes du Japon et ses acacias de Constantinople, ressemble déjà à l’habitation enchantée d’Arthur, l’homme à la mode de 1839. Sous Louis XIV, même en pleine révolte, on n’improvisait pas des jardins ainsi. Je me suis demandé pourquoi l’auteur n’avait pas tenté, dans quelque excursion de Cavalier sur Nîmes, de le faire camper sous le pont même du Gard, au pied de ces massifs romains, aux flancs de ces rochers à demi creusés tout exprès comme pour l’habitation des prédicans sauvages. Le réveil de ce camp agreste eût été beau au matin sous l’ardent soleil, au sein de cette végétation rare et forte, aux hautes odeurs. Cavalier monté au dernier étage des arches, avec sa lunette, aurait au loin sondé la vallée. L’exacte bordure du paysage est bien essentielle dans ce genre de romans. Cooper y a excellé dans ses Puritains d’Amérique, et en général dans ses meilleurs ouvrages, se dédommageant de ne pouvoir lutter avec Walter Scott pour les caractères.

Je pourrais continuer plus ou moins long-temps ces remarques, mais je me ferais mal comprendre, si je ne concluais nettement que Jean Cavalier ajoute, dans un genre nouveau, à l’idée qu’avaient déjà donnée de M. Sue plusieurs romans, et notamment Arthur. Toutes ces critiques au reste, ces observations mêlées d’éloges et de réserves, l’auteur qui en est l’objet et à qui nous les soumettons nous les passera ; elles sont même, disons-le, un hommage indirect que nous adressons en lui à une qualité fort rare aujourd’hui et presque introuvable chez les hommes de lettres et les romanciers célèbres. Nous ne nous fussions pas hasardé à critiquer de la sorte bien des confrères de M. Sue, gens de talent toutefois ; nous eussions mieux aimé nous taire sur leur compte, que de nous jouer à leur irritabilité. M. Sue, au contraire, a toujours, avec une convenance parfaite, essuyé la critique sans la braver ; il n’y a jamais en aucune préface riposté avec aigreur ; homme du monde et sachant ce que valent les choses, il a obéi à son talent inventif d’écrivain et de conteur, sans faire le grand homme à tout propos. Ce bon goût que sans doute il a pu, comme nous tous, choquer plus d’une fois dans bien des pages écrites, il l’a eu (mérite plus rare) dans l’ensemble de sa conduite littéraire.


Sainte-Beuve.