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faisant ainsi grand cultivateur, a donc parfaitement compris la nature de l’Égypte ; mais ce génie agricole qu’il a montré en Égypte, il voudrait l’appliquer aussi à la Turquie. Son fils Ibrahim semble animé du même esprit, et ce n’est point un des traits les moins curieux de cette dynastie égyptienne qui cherche à s’établir, que ce mélange bizarre et peu connu en Occident de guerre et de culture, d’entreprises agricoles et d’entreprises militaires. Produire et détruire, n’est-ce pas là aussi bien de tout temps le grand emploi de l’activité humaine ? L’agriculture et la guerre n’ont-elles pas été de tout temps l’œuvre favorite des peuples qui ont été forts et puissans dans le monde ? Le mélange d’institutions militaires et agricoles qui caractérise le gouvernement de Méhémet-Ali est donc encore, de ce côté, une idée simple et juste, et, nous ne cesserons de le répéter, ces idées simples et justes sont tout-à-fait à la portée de l’Orient, qui, malgré son antiquité, est resté plus près de la nature que notre Occident.

Cette activité du gouvernement égyptien fait un contraste frappant avec l’engourdissement et l’inertie du gouvernement turc. Cela a été visible après la conquête de la Syrie. À peine maître du pays, Méhémet-Ali faisait essayer la culture du café, du coton, de l’indigo ; trois cent mille pieds d’oliviers étaient plantés dans les environs de Saint-Jean-d’Acre. Cette stérilité qui semble, depuis le moyen-âge, le lot de la terre d’Asie, déplaît à Méhémet-Ali. Il veut, pour ainsi dire, utiliser ce vieux jardin de l’humanité, laissé désert et stérile par le malheur des temps. Méhémet-Ali n’est point un guerrier et un conquérant, quoiqu’il sache faire la guerre ; c’est surtout un administrateur ; c’est, et ce mot rend mieux ma pensée quoiqu’il la rende en mal, c’est un exploitateur : il en a les qualités, il en a aussi les défauts ; il est actif, intelligent, plein de bon sens ; et, des projets infinis que lui a apportés le génie charlatan de l’Europe, il n’a choisi, sauf quelques inévitables duperies, que ceux qui sont praticables. En même temps, il est dur, il a l’esprit fiscal ; il aime l’argent comme un Turc, c’est tout dire ; il est vrai qu’il en a grand besoin pour sa flotte et pour son armée. Ce qu’il paraît reprocher surtout au gouvernement turc, c’est qu’il ne fait rien et qu’il nuit à qui veut faire. Aussi, ces belles provinces où la Porte ottomane ne sait entretenir que l’anarchie et la misère, Méhémet-Ali voudrait les avoir entre ses mains pour en tirer parti. Le bien perdu l’indigne. « Qu’est ce que le sultan fait de son pachalick de Bagdad ? disait Méhémet-Ali à un voyageur ; il n’en tire pas un para, et souvent même il est forcé d’y envoyer des troupes pour soutenir ses pachas, ce qui n’em-