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MÉHÉMET ALI.

Avec un pareil pouvoir sur l’esprit de la population musulmane, d’un mot Méhémet-Ali peut exciter une insurrection dans l’Asie-Mineure, et cette insurrection, marchant devant l’armée d’Ibrahim, arrivera avant lui à Constantinople, dont elle lui ouvrira les portes.

Ici se présentent deux obstacles, les Russes et les conseils de la France : les Russes, qui marcheront en Asie-Mineure à la rencontre de l’armée égyptienne ; la France, qui a, dit-on, conseillé à Méhémet-Ali de ne point franchir le Taurus.

Quant aux Russes, il y a lieu de douter qu’ils soient fort pressés de s’avancer dans l’Asie-Mineure. Si Constantinople est menacée par Ibrahim, ou si, chose très probable, une révolte éclate à Constantinople, les Russes négligeront-ils de protéger Constantinople par une occupation qu’ils se feront demander ? Aimeront-ils mieux aller combattre Ibrahim dans l’Asie-Mineure ? Cela est fort douteux. La Russie comprend très bien que dans le traité de Londres, si ce traité doit être exécuté, l’avantage sera à celui qui saura le premier se garnir les mains ; car les puissances contractantes, se défiant les unes des autres, seront pressées de prendre un gage, et le meilleur possible. Or, c’est un beau gage que Constantinople, un gage qui assure contre toutes les duperies contenues dans le traité.

Mais supposez que les Russes aillent combattre Ibrahim dans l’Asie-Mineure ; sont-ils sûrs du succès ? En 1833, après la première guerre de Syrie, quelqu’un demandait à Ibrahim-Pacha s’il avait cru que les Russes dussent venir l’attaquer. « J’étais prêt à les recevoir, répondit Ibrahim ; et comme on croyait qu’ils allaient venir, je recevais de toutes les populations turques de l’Asie-Mineure des adresses qui me demandaient des ordres pour ce cas. J’aurais profité de cette bonne disposition. Je ne me serais pas risqué, en commençant surtout, à combattre les Russes en bataille rangée. Je les aurais laissé pénétrer dans le pays ; alors j’aurais fait retirer les populations à l’approche de leur armée ; je lui aurais coupé les vivres et ôté tout moyen de subsistance. Je l’aurais harcelée avec mes troupes légères et avec les populations qui se seraient toutes insurgées. Nous avions, de cette manière, bonne espérance d’en venir à bout. » Ce qu’Ibrahim voulait faire en 1833, il peut le faire encore en 1840. Les populations musulmanes n’ont pas changé de sentimens à l’égard des Russes, et ceux-ci auraient beau marcher au nom du sultan, personne ne serait la dupe de ce nom. C’est, d’ailleurs, une idée reçue parmi les mahométans que s’allier aux chrétiens pour combattre les mahométans, c’est commettre un sacrilége. La guerre entre mahométans est chose reçue ;