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mais c’est pécher que d’invoquer, dans de pareilles guerres, l’appui des infidèles.

Ce n’est pas la peur des Russes qui retiendra Ibrahim-Pacha en-deçà du Taurus. Seraient-ce les conseils de la France ? Mais pourquoi, en vérité, lui donnerions-nous encore aujourd’hui de pareils conseils ? Tant qu’on a pu conserver l’espoir de dénouer la question par une convention faite en commun entre les cinq puissances, ces conseils de modération étaient de saison. Il était juste que la France contînt celui pour qui elle transigeait. Aujourd’hui l’Europe a rejeté l’entremise pacificatrice de la France, et le ministère français ne peut plus avoir aucune illusion, je le suppose, sur la vanité profonde de toutes les espérances de conciliation dont il s’est flatté. Les quatre puissances veulent l’exécution du traité de Londres : eh bien ! qu’elles l’exécutent. Pourquoi nous-mêmes nous opposer plus long-temps à ce que la situation enfante tout ce qu’elle porte dans son sein ? pourquoi ne pas laisser Ibrahim prendre conseil de sa fortune et de son courage ? pourquoi souhaiter qu’il reste en Syrie au milieu des populations insurgées contre lui, au lieu de s’élancer dans l’Asie-Mineure au milieu des populations insurgées pour lui ? Méhémet-Ali est désormais le représentant et le champion des musulmans ; il est le défenseur de l’islamisme : laissons-lui jouer hardiment sa dernière carte. Tant que nous avons pu négocier, nous avons bien fait de négocier ; aujourd’hui les négociations sont finies. Il ne dépend, plus de nous d’ajourner la crise ; elle est imminente. Pourquoi la craindrions-nous, quand c’est elle seule peut-être qui peut nous sauver, quand les difficultés d’exécution du traité de Londres sont une de nos plus grandes ressources, et que ces difficultés doivent surtout se montrer à l’œuvre ? Il est des situations qui ne peuvent être corrigées que si elles sont poussées jusqu’au bout : il est des orages qu’on diminue en les hâtant. Ah ! si nous avions à prendre la responsabilité des évènemens, il faudrait peut-être hésiter ; mais cette responsabilité, d’autres l’ont prise. Nous sommes, quant à nous, en face de la nécessité, et la nécessité met à l’aise tous ceux qu’elle n’effraie pas.


Saint-Marc Girardin.