Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/114

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
110
REVUE DES DEUX MONDES.

l’Espagne, de la France et de l’archaïsme national, il ne restait plus à l’Angleterre qu’une seule imitation à tenter, celle de l’Allemagne. Déjà Coleridge, Walter Scott et Wordsworth avaient emprunté à ce pays, non pas des formes, mais des fictions ou des théories. Personne cependant n’avait essayé de rapprocher le style anglo-saxon du saxon primitif, et de fondre ensemble les caractères particuliers et distincts de l’idiome allemand, avec ceux de l’anglais qui en dérive. Les analogies et les dissemblances des deux langages semblaient s’opposer également à cette fusion. Bien que toutes les racines anglaises soient teutoniques, la phrase anglaise ne marche jamais selon la syntaxe allemande. Le mot anglais reste isolé et repousse l’assimilation ; la phrase anglaise, phrase de gens d’affaires, aime la précision et la rapidité. Le mot allemand, au contraire, s’associe aisément à d’autres mots ; il se compose, se ramifie et se complique à volonté, s’assimilant et groupant autour de lui presque tous les mots qu’il veut absorber. La phrase germanique est complexe comme le mot germanique ; elle s’emboîte, s’agence, se contourne, se plie et forme très aisément une synthèse vaste dont la coordination harmonique est une beauté pour elle. L’allemand n’est que de l’anglais à syntaxe complexe ; l’anglais n’est que de l’allemand réduit à son expression analytique et la plus simple. On peut très bien écrire une page allemande, calquée sur le mode de la syntaxe anglaise ; elle sera claire et un peu plate, voilà tout. On ne peut transvaser une page de Novalis ou de Hegel en anglais pur, sans faire subir une excessive violence à l’idiome qui sert de récipient aux idées traduites.

Une étude approfondie de la poésie et de la philosophie allemandes avait préparé Carlyle à la création du nouveau style anglo-allemand qui lui appartient ; singulière œuvre qu’il a réalisée en Angleterre, nous dirons tout à l’heure avec quel succès. Sa traduction du Wilhelm Meister, de Goethe, et ses Mélanges critiques sur la Littérature allemande, contenant quelques morceaux biographiques d’une haute valeur, signalèrent un esprit curieux, ardent, énergique, investigateur, et le placèrent au premier rang de ceux qui se livrent en Angleterre aux mêmes études. Toutefois son métier de traducteur lui nuisait fort. On a peine à reconnaître chez le même homme les qualités qui semblent se repousser mutuellement, et l’on nie autant que l’on peut l’esprit d’un philologue, l’originalité d’un traducteur, le génie d’un érudit. Carlyle était tout cela, et à la fois. Son talent n’en restait pas moins assez obscur, quoique ces ténèbres fussent sillonnées de quelques lueurs. On commença à le distinguer, lorsque la