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THOMAS CARLYLE.

Revue d’Édimbourg ouvrit ses pages à deux articles de Carlyle sur Jean-Paul Richter et sur Novalis. L’auteur, ennuyé sans doute de rester si long-temps dans les limbes littéraires, avait pris, en désespoir de cause, le parti d’écrire à l’allemande, sans se gêner, avec des mots longs d’une toise et une fécondité inouie de mots composés. L’innovation fut remarquée, critiquée, puis enfin pardonnée à Carlyle, qui, dans un sujet tout allemand, pouvait soutenir qu’il avait droit de l’être un peu trop. Un article intitulé les Signes caractéristiques du Temps, inséré dans la Revue d’Édimbourg, révéla chez lui d’autres qualités plus rares, la profondeur, la sagacité, la justesse, et cet instinct du mouvement général de l’humanité, qui est sublime quand il s’élève jusqu’à la prophétie. Ici les singularités de diction étaient encore plus marquées que dans les écrits précédens du même auteur ; on s’y heurtait sans cesse contre des mots absurdes, dans le genre de faim-et-soif-ocratie, mots qui ne produisent pas en anglais un effet beaucoup meilleur que dans notre langue. Cependant le public étonné, peut-être attiré par le ridicule extérieur et la baroque nouveauté d’un style qui ne lui en rappelait aucun autre, se rapprochait de Carlyle. Le Magazin de Fraser l’accepta alors pour rédacteur, et lui donna ses coudées franches. Le Fraser est un recueil tory auquel coopèrent des gens de beaucoup d’esprit, et qui ne redoute ni la hardiesse, ni l’originalité, dans leur excès même. Carlyle profita de l’occasion, et écrivit pour le Fraser un petit volume intitulé Sartor resartus, facétie rabelaisienne et mystique, étincelante de talent et d’idées, mais dont l’obscurité burlesque dérouta beaucoup de lecteurs. À ce Sartor resartus succéda un autre essai intitulé le Procès du Collier, roman philosophique auquel la fameuse aventure du collier servait de prétexte, et qui avait pour but le développement des causes immédiates de la révolution française. C’était divisé en chapitres, tous très brillans, quelques-uns grotesques, et qui eurent un extrême succès. Sans doute ce succès engagea Carlyle à écrire du même style son Histoire de la Révolution française, qui a été à accueillie avec la même faveur.

Il a paru, dans ces derniers temps, en Europe, peu d’ouvrages aussi dignes d’attention ; il en est peu que distinguent autant de qualités répulsives à la fois et sympathiques. Si votre coup d’œil s’arrête aux surfaces, et que les singularités extérieures vous repoussent, ne lisez pas cet étrange livre. La forme mystique et obscure choisie par Carlyle vous fatiguerait bientôt, et vous vous plaindriez de tant de voiles qui ne sont pas même transparens. Si la pureté de la diction