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THOMAS CARLYLE.

Une extrême valeur philosophique n’empêche donc pas l’ouvrage de Carlyle d’être incomplet et obscur. Mais que de talent, quelle sagacité dans ce livre obscur ! Cette admirable sympathie shakspearienne, qui voit tout de très haut, qui est indulgente pour tout, qui est ironique pour tout, qui a des larmes pour les millions de douleurs humaines, qui a des sourires pour les innombrables folies de ce monde, se trouve comme raffinée philosophiquement et portée à son expression la plus haute dans l’intelligence de Carlyle. Il est impartial par ironie et par pitié. C’est encore un sentiment peu français. Nous sommes trop ardens, trop vifs, trop guerroyans, pour nous résoudre à une impartialité si froide et si haute. Nous croirions nous faire injure en admettant les qualités d’un ennemi. Nous adorons ceci, nous détestons cela. Hélas ! il y a peu de choses qui soient adorables ou détestables. Souvent encore, pour accommoder les affaires, nous détestons la même idée ou le même homme, après les avoir adorés. Là, dans cette faculté rapide d’émotion vive, est notre élan, là notre puissance, là aussi notre faiblesse. La haute, souveraine et magnifique justice nous semble odieuse ; c’est froideur, indifférence, nullité, qui sait ? perfidie peut-être. Quant à Carlyle, son œuvre ultra-saxonne ne peut guère nous convenir : elle est teutonique par le long et intuitif regard ; elle est anglo-normande par la connaissance des hommes et des affaires. Elle n’a rien de romain, rien de gaulois, rien de disciplinaire, rien d’extérieur ; allemande et anglaise, elle pèche par la mauvaise forme ; elle excelle par la sincérité de la profondeur.

Tous les défauts singuliers et toutes les qualités étranges de l’écrivain se retrouvent dans le passage suivant, consacré à l’ouverture des états-généraux. Je le répète, que l’on ne s’étonne d’aucune bizarrerie, que l’on se garde bien de comparer Carlyle à personne, et qu’on lui donne liberté plénière, comme les rois du moyen-âge la donnaient à leurs fous ; écoutez-le avec patience, s’il est possible.

« Voici, dit-il, le baptême de la démocratie, le temps l’a enfantée, après le nombre de mois nécessaire, et il faut baptiser la fille. La féodalité reçoit l’extrême-onction. Il faut qu’il meure, ce système monarchique décrépit, usé de travaux, car il a beaucoup travaillé, ne fût-ce que pour vous produire, vous, tout ce que vous avez et tout ce que vous savez : il faut qu’il meure, usé de rapines et de disputes appelées victoires glorieuses, de voluptés et de sensualités. Il est vieux, très vieux, il radote. Entre les angoisses de l’agonie et les angoisses de l’enfantement, un nouveau système va naître. Quelle