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humanitaire de certaines écoles modernes. C’est une faute, faute excusable dans l’espèce, pour parler le langage du palais. Presque tous ceux qui s’occupent des anciennes poésies nationales, presque tous les éditeurs ou collecteurs de productions du moyen-âge s’en sont en effet tenus, depuis dix ans, au métier estimable, mais peu intelligent, de copistes exacts (je pourrais être plus sévère, comme on voit) et de patiens correcteurs d’épreuves. On a reproduit les manuscrits avec une fidélité judaïque, avec une exemplaire exactitude ; on s’est modestement borné, pour ainsi dire, à un rôle de diagraphe. La philologie, une philologie très abondante, mais peu rationnelle, peu philosophique, les étymologies, les variantes, les glossaires partiels, ont fourni leur contingent ; il a été beaucoup question de la fameuse règle de l’S ; mais de critique, mais de saine appréciation, mais de vues générales, mais d’histoire littéraire, pas le plus petit mot. Tout s’est passé en respectueux procédés à l’égard de ces pauvres manuscrits du moyen-âge, dont (pour se dispenser de préfaces qui demandent des idées) on a décrit longuement la couverture et le vélin, dont on a énuméré le contenu, sans faire grace d’un recto ni d’un verso. Monsignor Maï ne traite pas avec plus de précautions ses palimpsestes du Vatican. On ne peut donc qu’approuver la réaction tentée par M. du Méril, au nom de l’esprit contre la lettre.

Ce n’est pas à dire toutefois qu’il faille tomber dans l’excès contraire, et, à propos de la poésie scandinave, parler à chaque instant d’esthétique et d’humanité. Mon Dieu ! réservez donc ce grand mot d’esthétique pour les grandes occasions, pour quelque beauté d’Homère ou même de Goethe, et n’empruntez pas la terminologie de Hegel pour la transplanter sous le climat glacé de l’Islande. Toute cette poésie, en définitive, n’est que l’informe bégaiement d’un peuple enfant et sauvage. L’histoire a beaucoup plus à y prendre que les lettres. Et puis, qu’a de commun le développement de l’humanité, qu’a de commun la marche des sociétés avec ces chants scandinaves ? Ils ont exercé une certaine influence sans doute, influence bornée et restreinte. Ils ont eu, comme toute chose, leur rôle, leur destinée. Mais, après tout, quel invisible et mince comparse que l’Edda dans le drame immense du monde ! À quoi sert de monter sur le trépied et de parler au nom de Vico, quand deux pages plus loin, quand, au bout de quelques phrases, on entre de plain-pied dans les plus minutieuses questions de vocabulaire et d’accens ? On a l’air par là de vouloir déterminer l’influence de la rime et de l’alphabet sur la marche de la politique, et cela a son côté plaisant. Je sais bien qu’Aristote a dit que la poésie était plus vraie que l’histoire. M. du Méril eût pu s’appuyer de ce texte ; mais Aristote ne parlait pas ainsi en traitant des questions de versification et de grammaire.

Plusieurs des assertions de M. du Méril impliquent d’ailleurs contradiction. Il nie presque l’histoire de la philosophie, qui court, dit-il, la bague aux idées, et en revanche il accepte, il proclame la philosophie de l’histoire. Par malheur, cette philosophie proprement dite, qui vous fait sourire, ne date pas d’hier ; c’est une forme éternelle, et par conséquent nécessaire de l’esprit hu-