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avec empressement les idées de Wolf et les appliquer à la Scandinavie. Il nie donc la personnalité poétique de l’auteur de l’Edda, de Sæmund, ainsi qu’on avait fait pour Homère, ou au moins il ne le regarde que comme un compilateur secondaire, coupable tout au plus de quelques remaniemens postérieurs. Quand c’est sur l’Iliade que j’entends soutenir cette théorie, quand j’entends faire de la grande épopée homérique une agrégation fatale de chants populaires, les plus subtiles raisons de critique, les plus ingénieuses et les plus savantes objections ne m’ébranlent pas, je l’avoue. Ce peut être la marque d’une intelligence étroite, méticuleuse, arriérée. Il y a une objection, une seule, qui me paraît renverser tout le spécieux échafaudage de l’érudition destructive ; c’est le mot que la voix d’en haut disait à saint Augustin sur l’Évangile : Tolle, lege. En effet, quand on lit Homère, l’unité du génie se manifeste dans le détail, éclate dans l’ensemble, et il devient évident qu’un poème ne se fait pas comme un vaudeville, avec des collaborateurs. Assurément je ne donnerai pas le même conseil pour l’Edda ; le mot d’Augustin ne suffit plus. L’épreuve d’ailleurs, fort difficile à accomplir d’une haleine, ne serait pas convaincante. Je serais assez porté, par tempérament d’esprit, à croire à Sæmund ; mais cependant l’incohérence de l’œuvre et des détails donne peut-être raison à M. du Méril. Il serait toutefois facile de contredire plusieurs de ses affirmations.

Ainsi, l’Edda appartenant aux traditions de l’ancienne théogonie scandinave, et son rédacteur Sæmund ayant été un chrétien assez zélé, M. du Méril se trouve amené, dans l’intérêt de son hypothèse, à soutenir d’une manière absolue que le christianisme, que le fanatisme religieux (le mot est quelque peu dur), ne transigea sur aucun point avec les croyances antérieures. C’est méconnaître le caractère conciliant du christianisme, qui a toujours su, au contraire, dans les strictes limites de la foi, opérer une habile fusion. Que de débris du paganisme, du druidisme même, ne retrouve-t-on pas dans les premiers siècles ! Il y en a bien des preuves, même après les Capitulaires. Est-ce que les choses se seraient passées autrement dans le Nord qu’ailleurs ? Pourquoi Sæmund n’aurait-il pas été un chrétien à la manière de ces anciens évêques des Gaules, zélés pour la foi, indulgens pour la littérature païenne ? Sa littérature païenne à lui, c’était la mythologie scandinave. Je n’insiste pas. Ce qu’il importe seulement de rétablir, c’est que le christianisme primitif n’a jamais montré ces emportemens d’intolérance, surtout littéraire. La religion nouvelle savait être douce dans ses conquêtes, inflexible dans ses résistances. C’est par là qu’elle a triomphé.

Un des avantages que trouve M. du Méril en retirant à Sæmund la composition de l’Edda, c’est d’augmenter la valeur du poème en en reculant la date. Tel est le caractère particulier de ces sortes d’ouvrages : ils embellissent en vieillissant, et c’est une coquetterie habituelle de la critique de leur donner à plaisir des années. Quoi qu’il en soit, j’aurais tort de dissimuler que M. du Méril, avec son érudition très variée, très renseignée, très approfondie, donne de ses paradoxes scientifiques beaucoup de raisons ingénieuses, fines, quelquefois même spécieuses. Il déploie un tel luxe de citations et d’autorités qu’on