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connaître d’avance, par voie de conjecture, la conduite du pacha. Turc de naissance, de première éducation et de sentiment, Européen par ses idées acquises, par sa vie politique, par la vigueur de son esprit ; vainqueur et vassal de la Porte, placé entre les signataires de la convention de Londres qui le traitent indignement et le sultan qu’il vénère comme le chef sacré des Osmanlis, entre la Porte dont il a le droit de mépriser les forces et les anglo-russes qui le menacent de leurs flottes et de leurs armées, entre des adversaires dont il ne peut méconnaître la puissance, et la France qui, bienveillante pour lui, n’est cependant pas son alliée et veut conserver toute la liberté de ses décisions et de son action ; hardi, mais père de famille, actif, mais vieux, ayant toujours devant lui les souvenirs glorieux de son passé et les craintes d’un avenir qu’il ne pourra pas gouverner, le pacha s’est vu appelé à résoudre la question la plus compliquée, la plus ardue que la politique ait jamais posée à un homme d’état. La moindre faute pouvait lui être fatale : jusqu’ici il ne l’a pas commise.

Il lui fallait ménager l’orgueil de son suzerain, les convenances de la Porte ; il l’a fait par des concessions franches, capitales ; il l’a fait pour le fond et pour la forme, car c’est de la magnanimité du sultan qu’il déclarait vouloir tenir tout ce qu’il conservait.

Il lui fallait résister aux menaces des alliés, sans cependant les irriter, sans les provoquer, sans attirer sur lui le blâme d’avoir commencé la lutte. Il l’a fait en défendant à son fils de passer le Taurus, en ne brisant point ses rapports pacifiques avec les Européens, quels qu’ils fussent, Anglais, Russes, Autrichiens ; il l’a fait en abandonnant des prétentions qui auraient paru trop absolues et trop exclusives, en proposant une transaction dont le refus à l’égard d’un vieillard de soixante-douze ans, sera une preuve évidente qu’on ne cherchait qu’un prétexte pour le déposséder complètement, pour troubler la paix du monde et amener une crise décisive et sanglante.

Il lui fallait cultiver l’amitié de la France ; il devait (il faut bien le dire puisque ce sont les vues et les intérêts du pacha que nous cherchons à analyser ici), il devait s’efforcer d’attirer de plus en plus vers lui notre gouvernement, et de l’associer à sa cause. Nous sommes convaincus que, malgré l’habileté du pacha, notre gouvernement a conservé toute sa liberté d’action. C’est là une bonne politique. Toujours est-il que Méhémet-Ali a fait ce qu’il devait faire dans son intérêt pour mériter de plus en plus l’amitié de la France. Il a écouté avec déférence les conseils de modération et de sagesse qui lui ont été donnés ; et par les concessions qu’il a offertes, il a prouvé d’une manière irrécusable qu’il allait droit au but, et qu’il avait sérieusement compris combien il lui importait, dans un siècle où en définitive l’opinion publique juge souverainement toutes les questions (elle l’a assez prouvé dans l’affaire de Grèce), de mettre de son côté la raison et la justice.

C’est ainsi que le pacha s’est montré jusqu’ici ferme sans arrogance, souple sans faiblesse ; il a fait preuve d’énergie en Syrie, où il n’y avait que des sommations et des démonstrations militaires, de prudence, de mesure, d’habileté en Égypte, où se développait la lutte diplomatique.