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REVUE. — CHRONIQUE.

les ruines ou déchirés par le canon ; Beyrouth en cendres ; l’armée égyptienne n’a presque pas été atteinte. Au reste, cet horrible résultat avait été prévu de MM. Stopford et Bandiera. Ils écrivaient à Soliman-Pacha, en style moitié sérieux, moitié goguenard : « Votre excellence aura pu voir, par le feu de nos escadres dans la journée d’hier seulement, un petit spécimen de la marche que nous sommes forcés de suivre. » Ils l’invitent à livrer la ville pour épargner aux innocens habitans les inévitables horreurs qui, dans quelques heures, leur sont réservées. — Quel noble exploit ! « Soliman-Pacha, dira-t-on, n’avait qu’à évacuer. » Il suffira donc d’une injuste agression, d’une agression commencée avant toute sommation, avant que le général égyptien ait pu recevoir un ordre de son prince, pour rejeter ces horreurs sur l’officier qui, coûte que coûte, n’a pas consenti à un acte de trahison ou de lâcheté ! Soliman-Pacha a fait son devoir. Les alliés ont manqué aux lois de l’humanité et de la civilisation. Et c’est pour participer à de pareils exploits que l’Autriche, d’ordinaire si sage et si réservée, s’empresse de figurer comme puissance maritime, et qu’elle envoie deux méchantes frégates, dont une commandée par je ne sais quel archiduc, démolir des masures, tuer des femmes et des enfans sur les côtes de la Syrie !

Quoi qu’il en soit, ces violences ne pouvaient plus laisser de doute sur la nature des moyens que les signataires du traité de Londres avaient résolu d’employer. Ces faits se seront probablement renouvelés sur d’autres points ; les Orientaux auront eu d’autres occasions d’admirer l’humanité, la modération, la sagesse de la vieille Europe.

Que peut-il arriver ? Le pacha résiste-t-il avec succès ? Ses ennemis sont engagés à pousser les choses à l’extrême, à tout tenter pour réussir ; les Russes doivent s’ébranler ; les signataires du traité de Londres se trouvent placés entre une énormité et un ridicule ; la France doit aviser.

Méhémet-Ali est-il vaincu par les armes, ou subjugué par la crainte ? Est-il désarmé, dépouillé ? Est-il sur le point d’être abaissé, anéanti ? La France doit aviser tout aussi promptement, avec autant d’énergie que dans le premier cas, car qui remplacerait la puissance de Méhémet-Ali dans l’Orient ? Que mettrait-on à la place de son imposant établissement ? de sa flotte, de son armée, de ses arsenaux, de ses écoles militaires, de cette civilisation toute matérielle, il est vrai, qu’il est parvenu à implanter dans les provinces qu’il gouverne ? L’administration de la Porte, les institutions de la Porte, les hatti-shérifs, ces ridicules contrefaçons de celles de nos institutions que l’Orient ne peut même pas concevoir ? Des soldats turcs ? des pachas turcs ? Cela n’est pas sérieux ; une fois Méhémet-Ali détruit, l’Égypte et la Syrie ne sont plus à la Porte ; elle s’en croira plus maîtresse qu’elle ne l’est aujourd’hui avec son puissant vassal : elle ne le sera pas le moins du monde. Il est facile de comprendre à qui appartiendraient en réalité ces pachaliks. L’équilibre européen se trouverait profondément troublé, et la France, si elle avait pu demeurer spectatrice impassible de pareils évènemens, aurait joué un rôle plus déplorable que celui de Louis XV assistant au partage de la Pologne.