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REVUE. — CHRONIQUE.

flûte pour rendre amoureuses toutes les filles de rois ? Qu’on ne pense pas que cette chaîne de merveilles s’arrête aux temps antiques, elle se prolonge jusqu’aux siècles modernes, jusqu’à nous. Les pierres, il est vrai, ne se soulèvent plus aux accords de la lyre thébaine, les tigres et les léopards se montreraient peu sensibles aux sons d’une guitare, et le cœur des filles de rois n’est plus à la merci d’un joueur de flûte ; mais il s’en faut que toutes les races héroïques aient disparu de la terre, la race des musiciens surtout, et leur action, pour tenir moins du symbole et de la fable, n’en est, la plupart du temps, ni moins puissante, ni moins prodigieuse. Croyez-vous, par exemple, que Rubini ne vaut pas Amphion, et que tant de jeunes gens harmonieux et de belles jeunes filles à qui leur voix et leur talent ont mérité une place dans l’Olympe, fissent grande figure s’il leur fallait aujourd’hui soutenir un assaut avec Thalberg, Rubini, Tamburini, la Malibran ou la Sontag ? Que de merveilles perdraient leur prestige sur nous si elles se renouvelaient devant nos yeux, à nos oreilles, dépouillées du nimbe éclatant dont la tradition les environne ! On peut dire qu’Orphée avec sa lyre à quatre cordes n’aurait pas un immense succès au Conservatoire, et les gens qui ont entendu Paganini jouer la fameuse prière de Moïse goûteraient peu ces harmonies qui enivraient les peuples au temps de l’enfance de la musique. Plus une étoile s’enfonce dans le ciel de l’art, plus elle brille et resplendit. Il en est un peu de ces héros de la tradition comme de certains chefs-d’œuvre de l’antiquité, qu’on admire parce que le temps et l’histoire les ont consacrés. Qui sait si le vin des treilles de Zeuxis pourrait se comparer aux vins de France, et si Tyrtée aurait beau jeu à venir se mesurer avec Rubini ? Que de merveilles incroyables n’imaginera-t-on pas dans cent ans sur Paganini, Thalberg, la Malibran, Rubini, et sur vingt autres virtuoses contemporains, lorsqu’ils appartiendront à la tradition, et qu’on lira toutes les extravagantes rapsodies que leurs partisans exaltés écrivent sur eux chaque jour ! Si le polythéisme a du bon, c’est à coup sûr en fait d’art, et je consens à m’incliner devant toutes les consécrations de la fable, à proclamer Marsyas un joueur de flûte sans pareil et Tyrtée un ténor parfait, pourvu qu’on m’accorde en revanche que Rubini est un demi-dieu ou tout au moins un héros. Que dire, en effet, de la cavatine de Lucia ? Comment résister à cette expression sublime, à cette voix pleine de sanglots, à ce désespoir musical si profond et si vrai ? Le public s’émeut avec le chanteur, souffre avec lui, et, quand le rideau tombe sur les dernières mesures, toutes les bouches le rappellent, toutes les mains battent pour saluer sa venue. Rubini produit un peu sur le public des Italiens l’effet du chanteur de Confucius. L’illustre sage de la Chine, après avoir un jour entendu Roucy lui chanter une cavatine, en ressentit une impression telle que de deux mois il ne put ni manger, ni boire, ni philosopher raisonnablement ; toujours le motif de Roucy lui trottait dans la cervelle.

Les Italiens nous ramènent la saison des cavatines, des bouquets et des belles soirées ; charmante saison où le dilettantisme frémit d’aise et bat des