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REVUE. — CHRONIQUE.

sible ; chaque jour leurs exigences augmentent, des traitemens de maréchaux ne leur suffisent plus. Qu’on paie à prix d’or Rubini, cela se conçoit ; mais que des sujets d’un ordre secondaire, dont l’action sur le public est nulle, tout-à-fait nulle, s’exagèrent à ce point leur valeur personnelle, voilà ce qu’il faut déplorer, voilà ce qui tôt ou tard entraînera la chute des théâtres. Aussi les administrations devraient s’en prendre au public, au public qui décerne à tort et à travers les couronnes et les triomphes, tellement que ces démonstrations glorieuses qu’on réservait jadis aux Pasta et aux Malibran, sont devenues une monnaie vulgaire, qu’on jette sans mesure à toutes les vanités qui couvent. L’extravagance des Italiens à ce sujet n’a surtout point de bornes. Ils escortent leurs cantatrices dans les rues, s’attèlent à leurs chars, fondent pour elles des couronnes d’or. — Vous vous souvenez de Mlle Pixis, qui débuta il y a deux ans dans Arsace : c’était alors une jeune fille de beaucoup d’ame et de peu de voix, et jamais on ne se serait douté, à l’entendre, des triomphes auxquels elle était destinée. Nous ne résistons pas au désir de citer ici les propres paroles de la gazette sicilienne. Que ceux qui ont pu juger par eux-mêmes du talent de Mlle Pixis lisent cette narration prodigieuse, et apprennent par là ce qu’il faut croire de tant de récits haussés sur le ton de l’ode et du dithyrambe : « Le bénéfice de Francilla a eu lieu hier. Depuis plusieurs mois, il n’était question que de cette soirée ; les billets de parterre valaient cent francs sur la place, heureux encore ceux qui pouvaient s’en procurer à ce prix. À l’heure de se rendre au théâtre, deux équipages de gala, les gens en grande livrée, furent mis à la disposition de la cantatrice ; l’un appartenait à la princesse Niscemi, l’autre à M. Camiecci, l’un des plus riches particuliers de la ville. Comme elle ne pouvait en même temps aller dans les deux, il fut décidé que celui-ci servirait à la conduire, celui-là à la ramener. À peine arrivée au théâtre, une députation se rendit auprès d’elle, et lui présenta une couronne de laurier d’or massif, artistement travaillée, et, de plus, enrichie de quatre-vingt pierres précieuses. On avait obtenu de Francilla qu’elle voulût bien, au lieu de sa couronne accoutumée, porter dans le rôle de Norma cette couronne d’or, que les premières dames et les personnes les plus distinguées lui offraient comme un témoignage de leur reconnaissance, et qui portait cette inscription : Al merito, il publico palermitano. À l’entrée de la cantatrice (elle était couronnée du diadème d’or que le ciseleur avait voulu poser lui-même sur sa tête), des transports de joie éclatèrent, les mouchoirs s’agitaient en dehors des loges ; ce fut un fanatisme qui dura dix minutes, pendant lesquelles les bouquets, les couronnes, les sonnets, les lithographies (Norma à l’autel), volèrent sur la scène. Enfin, Francilla put se faire entendre, et, malgré son émotion visible, chanta comme jamais elle n’avait chanté. Cinq fois le public en délire la rappela sur le théâtre, et les prêtres du chœur avaient assez à faire de ramasser les couronnes qu’ils portaient derrière elle sur un cabaret d’argent, au milieu d’un tonnerre de bravos. Dans le duo et le trio, rappelée cinq fois. On donnait ensuite le second acte de la Prison