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gants parfumés pour les préserver de la contagion du mauvais air exhalé par tant de cadavres ? Ne pouvant leur donner à manger, ne leur devais-je pas au moins cette satisfaction ? Monsieur le commissaire, vous n’avez jamais senti la chair morte.

Fabrice. — Non, seigneur.

Gonzalve. — On le voit bien, continuez. Cent soixante-dix mille ducats pour mettre les cloches en état.

Ascagne, autre commissaire. — Voilà quelque chose de nouveau.

Gonzalve. — On avait si souvent à fêter une victoire, et les sacristains les mettaient en branle avec tant d’empressement, qu’elles ont fini par se briser. Il a fallu renouveler les anciennes et même en ajouter de nouvelles. Pour enivrer les troupes un jour de combat, un demi-million en eau-de-vie.

Fabrice. — Étrange précaution !

Gonzalve. — Dites précaution sage. Comment voudriez-vous que des hommes ordinaires (je ne parle pas des nobles, qui obéissent à l’honneur) allassent boire la mort la face découverte, uniquement parce qu’un autre homme le leur ordonnerait, s’ils n’étaient pas ivres ? Croyez-vous qu’ils le feraient de sens rassis ?

Ascagne. — Vous avez raison.

Gonzalve. — L’entretien des prisonniers blessés pendant une aussi longue guerre s’élève à un million et demi. J’ai employé deux autres millions à faire dire des messes pour que Dieu nous donnât bonne chance ; car, sans le secours de Dieu, rien n’est possible ; trois millions en prières pour les morts.

Fabrice. — Pour les morts ?

Gonzalve. — Sans doute. Ceux qui meurent à la guerre n’ont-ils pas subi sur cette terre, dans leur pénible métier, un purgatoire assez rigoureux pour mériter qu’on ne les laisse pas dans l’autre.

Ascagne. — C’est vrai.

Fabrice. — Mais, seigneur, votre compte monte déjà si haut, que c’est le roi qui se trouve vous devoir une forte somme.

Gonzalve. — Ce n’est pas tout. Ajoutez cent millions.

Fabrice. — Comment ?

Gonzalve (se levant et renversant la table et les registres). — Pour la patience que j’ai eue d’endurer que le roi fît demander des comptes à un homme qui peut se glorifier d’avoir poussé le désintéressement jusqu’à vendre ses meubles, son argenterie, son patrimoine même, pour fournir aux besoins des troupes abandonnées sans récompenses, sans solde et sans vivres.


Cette scène est certainement une variante assez piquante du fameux mot de Scipion montant au Capitole.

Gonzalve de Cordoue, nous l’avons dit, est en quelque sorte le lien qui unit, pour l’Espagne, le moyen-âge à l’histoire moderne. Avec lui, nous entrons dans cette ère de civilisation compliquée, de grandes guerres, de vastes combinaisons européennes, où l’élément poétique disparaît ou s’affaiblit. Là