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LITTÉRATURE ANGLAISE.

de voir Bossuet, Molière et Pascal, marcher ensemble en procession majestueuse. Sous la reine Élizabeth, en Angleterre, une analogie d’indépendance, de création et d’observation rattache Bacon à Shakspeare, Shakspeare à Spencer, Spencer à Raleigh. Vous diriez des frères qui s’avancent au combat comme les vieux Celtes, unis entre eux par des anneaux de bronze et tous semblables.

Ce Velleius, l’un des esprits de l’antiquité qui se rapproche le plus des procédés de généralisation philosophique que les modernes regardent comme leur propriété exclusive, a donc raison de prétendre que les générations de talens marchent ensemble, par groupes distincts, à travers les âges : eminentissima cujus que professionis ingenia, cujusque clari operis capacia, in similitudinem et temporum et profectuum semetipsa ab aliis separaverunt. Phrase tout-à-fait analogue, pour le sens et la forme, à certains passages de Haller et de Schelling ; elle renferme la vraie théorie de l’histoire littéraire, étroitement liée à l’histoire des peuples et au progrès des civilisations. Cette marche mesurée dont parle l’officier romain n’est en effet que la reproduction des phases diverses que subit la vie sociale des races. L’Angleterre, et c’est d’elle seulement que nous nous occupons ici, a compté deux manifestations souveraines de son énergie sociale et de sa pensée : l’une, de Shakspeare à Milton, sous Élizabeth et Jacques Ier ; l’autre, qui commence avec Crabbe en 1799 et expire avec Walter Scott. Les deux périodes intermédiaires sont médiocres pour le génie, bien qu’elles s’honorent des noms brillans de Dryden et de Pope. L’une, sous Charles II et Jacques II, entre 1650 et 1700, se renferme dans une frivole copie de Benserade et de Voiture. La seconde, qui comprend tout le XVIIIe siècle, s’élève jusqu’à l’imitation plus savante et plus artiste de Boileau et d’Horace. En 1830, après avoir traversé ces diverses phases, la pensée britannique semble entrer dans une période pâlissante qui s’efface et se ternit par degrés, non qu’elle soit définitivement privée de toute force et de toute valeur. L’Angleterre, nous le croyons, n’est pas encore à bout de voie ; la lie du génie anglo-saxon, le résidu de sa civilisation intellectuelle n’apparaît pas encore. Toute la partie septentrionale de l’Europe conserve, grace à la sève teutonique, une puissance de vitalité, enlevée depuis long-temps aux régions méridionales de la même zone. Mais la lumière intellectuelle a pâli ; le foyer a perdu l’intensité de sa chaleur ; les ressources factices ont remplacé la flamme réelle et puissante ; l’habitude et l’imitation ont envahi les sillons du champ littéraire.