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Il faut se résigner : tel est le sort des plus grands peuples. Les plus fertiles entre toutes les races se reposent, sommeillent ou meurent.

Si le Dogberry de Shakspeare, l’une des bonnes créations de ce poète, devenait critique et qu’il eût à parler de la littérature anglaise actuelle, il dirait, employant sa phrase ordinaire, qu’elle est most excellent and not to be endured. Parmi les nombreux personnages comiques dont ce Molière-Eschyle a peuplé son monde, vous trouvez avec admiration ce magistrat subalterne, bon petit juge de paix, excellent homme, qui se nomme Dogberry. Il a deviné les antagonismes de Kant. Les choses les meilleures sont à ses yeux un peu mauvaises. Il établit dans sa pensée confuse un équilibre perpétuel du bien et du mal qui constitue la critique la plus ingénieuse et le plus stupide symbole du scepticisme incertain. Il affirme qu’une physionomie est très belle et cependant assez laide, qu’une action est criminelle et assez vertueuse néanmoins. Le pour et le contre, qui se combattent si bizarrement dans son esprit obscur, y introduisent l’éternel crépuscule de toutes les lumières et de toutes les ombres. Les sentences rendues par cet éclectique exagéré caractériseraient fort bien la littérature anglaise de nos jours, qui est en effet d’une opulence très pauvre, d’une très riche indigence, d’une très admirable nullité, d’une abondance très misérable, d’une fécondité fort médiocre et néanmoins excellente.

Expliquons-nous. Les supériorités d’intelligence et de style manquent aujourd’hui à l’Angleterre. Carlyle, Macaulay et Bulwer se détachent seuls de la masse uniforme et terne des écrivains actuels. Cependant une civilisation active et extrême, l’habitude des recherches érudites, la situation centrale de l’Angleterre, ses rapports de commerce avec le monde, l’heureuse et forte organisation de sa vieille société, soutiennent, par la vigueur même de l’impulsion antérieure, une littérature qui déchoit. La sève ne s’élance plus, avec sa jeune et ardente véhémence, des racines même de l’arbre dans ses rameaux les plus hardis ; mais elle continue doucement, paisiblement, sa circulation insensible ; la fraîcheur du feuillage commence à disparaître ; cependant rien ne meurt encore, et, si la décrépitude se révèle à la pensée, l’œil est impuissant à l’apercevoir. Dans l’absence presque totale des génies éclatans et originaux, vous avez encore des polygraphes habiles, des critiques de bon sens, des érudits qui se condamnent aux carrières des antiquités et de l’histoire, des femmes poètes que l’on écoute, des éditeurs patiens et exacts,