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LE DERNIER ABBÉ.

répandre de faux bruits. Sur six nouvelles qu’on débitait, cinq au moins étaient des mensonges. Cordier comprit aussitôt que, s’il trouvait à parier toujours contre les porteurs de nouvelles, il gagnerait cinq fois pour une qu’il perdrait. Afin de mettre sans tarder la chose à exécution, il s’approcha d’un groupe où l’on se contait un évènement tout récent, et après avoir salué poliment la personne qui avait la parole, il lui dit avec sang-froid :

— Je parie douze sous que ce bruit est une erreur.

— Vous avez donc, lui répondit-on, des raisons de croire le contraire de ce que j’avance ?

— Aucune raison ; mais je parie que ce bruit n’a pas de fondement.

— C’est donc pour le plaisir de me contredire ?

— Point du tout ; mais, si vous êtes sûr de ce que vous avancez, tenez la gageure ; douze sous ne sont pas la mort d’un homme.

Le porteur de nouvelles tint le pari par vanité ou par obstination. L’abbé chercha bien vite un autre parieur. Sur quatre nouvelles qu’on répandit dans la journée, il y en eut trois démenties avant la fin de la séance et une seule qui se trouva vraie. Cordier eut donc à recevoir trente-six sous et à en payer douze, ce qui lui fit vingt-quatre sous de bénéfice, avec lesquels il s’en alla dîner. Le lendemain, il recommença le même manège. Il vécut pendant une semaine entière aux dépens des faiseurs de mensonges, qui le désignaient sous le sobriquet de l’abbé Douze-Sous ; mais bientôt on ne voulut plus parier contre lui, et il fallut recourir à d’autres moyens d’existence.

Notre abbé avait à se débattre contre une misère si acharnée, qu’elle ne lui laissait pas le temps de songer aux graves évènemens qui se passaient alors sous ses yeux. La révolution s’opéra sans qu’il en comprît toute l’importance. Cependant il la vit de près un beau matin qu’il rencontra un rassemblement populaire. Les prêtres venaient de jeter de gré ou de force le froc aux orties, et lorsqu’on aperçut le pauvre Cordier avec son petit collet, on l’apostropha en pleine rue. Les cris à la lanterne ! commençaient à lui sonner désagréablement aux oreilles.

— Eh ! messieurs, dit-il, reconnaissez donc les gens avant de les insulter. Je ne suis pas ce que vous pensez. Donnez-moi un autre habit, et, s’il est neuf, vous me ferez grand plaisir, car le mien est fort râpé.

On riait déjà de la bonhomie de l’abbé, et on l’eût relâché, si des femmes du peuple, qui désiraient voir une exécution, n’eussent redoublé leurs imprécations.