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la vie matérielle, et détacher l’homme de ses idées en le détachant de ses habitudes. L’antiquité, soudainement exhumée par les jurisconsultes et les écrivains, fit apparaître le monde réel sous cet aspect terne et dangereux que reflètent également sur les choses présentes et la connaissance incomplète du passé et les vagues hallucinations de l’avenir. Les poètes donnèrent à l’Europe une littérature nouvelle, puisée en dehors des sources chrétiennes ; le droit romain, accepté comme la raison écrite, fit mépriser les institutions paternelles, et dès-lors on s’occupa moins du soin de les corriger que de celui de les abolir. L’histoire et la politique se dégagèrent de tout symbolisme religieux, et ne furent plus envisagées qu’au point de vue de l’habileté pratique. Le scepticisme engendra la corruption, qui réagit à son tour sur les croyances ; celles-ci s’ébranlèrent, et les mœurs avec elles. Vainement le génie des arts et des lettres couvrit-il l’abîme entr’ouvert des merveilles de la renaissance : le monde y glissa par une pente fatale, et la réforme du XVIe siècle fut la suprême conséquence d’un mouvement intellectuel tout négatif de sa nature, mouvement irrésistible toutefois, qui allait bouleverser toutes les idées, interrompre tous les rapports des hommes et des nations, et constituer les deux moitiés de l’Europe dans une guerre acharnée l’une contre l’autre, sans leur laisser un seul principe commun auquel elles pussent se rallier

Alors parut Grotius : il vint entre la réforme et la guerre de trente ans, comme entre un principe et sa conséquence. Je ne sais pas de livre qui atteste au même degré que le sien l’état de ruine et de confusion où le chaos des évènemens et des idées avait plongé l’Europe. Le savant hollandais n’entreprit rien moins que de refaire un droit public européen en place de celui dont Machiavel, Charles-Quint, Luther, Calvin et Richelieu avaient chacun déchiré une page. Mais comment s’y prendre ? comment relier des nations entre lesquelles la séparation des doctrines avait fondé des intérêts politiques opposés ? Quel lien commun existait entre les hommes ? quel criterium restait encore à la vérité et au droit ? quelle autorité acceptée de tous interpréterait et les conventions écrites et les règles de la justice naturelle si diversement comprises ? Une seule puissance morale était restée debout, celle de la science ; un seul prestige était vivant encore, celui de l’antiquité. C’est donc à la science et à l’antiquité que Grotius demande sinon l’idée absolue du droit, du moins sa confirmation dans toutes les déductions, auxquelles il arrive. Les plus évidentes prescriptions de la conscience humaine ne pèsent pour lui qu’autant qu’il trouve à