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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/562

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d’un sérieux qui fait sourire : on sent que la jeune prêcheuse vient de lire Nicole, comme plus tard elle aura lu Rousseau. Elle a été prévenue, dit-elle, (prévenue par la grace, style de Nicole), un peu après son amie ; elle a agi jusqu’à onze ans par cette espèce de raison, encore enveloppée des ténèbres de l’enfance : ce n’est qu’alors que le rayon divin a commencé de luire. Mais l’amour-propre, le grand et détestable ennemi, n’est pas abattu pour cela : « Je l’appelle détestable, écrit-elle, et je le déteste aussi avec beaucoup de raison, car il me joue souvent de vilains tours ; c’est un voleur rusé qui m’attrape toujours quelque chose. Unissons-nous, ma bonne amie, pour lui faire la guerre ; je lui jure une haine implacable. Parcourons tous les détours, etc., etc… » Suit toute une petite harangue de sainte Croisade contre cet haïssable moi. Saint François de Sales, qui a l’air de permettre quelques affiquets aux filles, en vue d’un honnête mariage, lui paraît trop indulgent. Elle raconte et confesse, en fort bon style didactique, ses propres luttes épineuses à l’article de la vanité : « Voilà, ma bonne amie, une peinture ingénue des révolutions dont mon cœur fut le théâtre ! » Cette phase demi-janséniste dura peu ; on suit, dans la correspondance, le décours de cette dévotion un moment si vive ; en mars 1776, elle fait encore ses stations, mais elle ne peut se résigner aux cinq Pater et aux cinq Ave ; en septembre de la même année, les amies d’Amiens en sont à prier pour sa conversion. Elle en est dès long-temps à ce qu’elle nomme ses fredaines de raisonnement : « L’universalité m’occupe, la belle chimère de l’utile (s’il faut l’appeler chimère) me plaît et m’enivre. » Elle juge en philosophe sa dévotion d’hier, et se l’explique : « C’est toujours par elle que commence quelqu’un qui à un cœur sensible joint un esprit réfléchi. » Son idéal d’amitié pourtant, avec la pieuse et indulgente Sophie, ne reçut point de ralentissement de ce côté-là.

Sévère, active, diligente, studieuse tour à tour et ménagère, passant de Plutarque à l’abbé Nollet, et de la géométrie aux devoirs de famille, la jeune Phlipon, aux environs de ses dix-neuf ans, n’échappait pas toujours à une vague mélancolie qu’elle ne songeait point à s’interdire et qu’elle se plaisait à confondre avec le regret de l’absente amie. Si un dimanche, au sortir d’une messe de couvent, elle allait, vers la première semaine de mai, se promener avec sa mère au Luxembourg, elle entrait en rêverie ; le silence et le calme, ordinaires à ce jardin alors champêtre et solitaire, n’étaient interrompus pour elle que par le doux frisselis des feuilles légèrement agitées. Elle regrettait sa Sophie durant la promenade délicieuse, et