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due jusqu’au centre de l’Afrique et exerce sur le royaume de Tombouctou une suzeraineté sans action, mais incontestée. Si Muley-Abderraman refuse de légitimer le pouvoir d’Abd-el-Kader en acceptant son hommage, celui-ci est obligé de conquérir le sacerdoce par le glaive. Leur situation n’a point d’analogie.

Tout ce que nous venons d’examiner en détail éclaire donc la position respective d’Abd-el-Kader et de Muley-Abderraman. L’un et l’autre jouent un double jeu, au milieu duquel la France, menacée par tous deux, peut aisément se tirer d’embarras en les opposant l’un à l’autre. Quant au sultan de Maroc, la prudence dont il est doué l’avertit que le danger est pour lui, non dans une agression française, mais dans les prédications d’Abd-el-Kader, l’infidélité de ses peuples et la proclamation de la guerre sainte. L’un est notre ennemi naturel, l’autre est notre allié secret et sympathique.

L’utilité commerciale d’une alliance plus intime avec le sultan n’est pas difficile à démontrer. Maître des positions de Tanger, de Tétouan et de Larache, importantes en temps de guerre, il offrirait des ressources infinies à notre colonie, si les communications de cette dernière avec la métropole étaient suspendues. L’excellence et l’abondance des blés, dont nous avons parlé plus haut, nous mettraient à l’abri de la disette. Nous avons déjà énuméré les nombreux produits du pays qui s’échangeaient avec avantage pour nous contre les produits français. Cette alliance, cimentée par des intérêts réciproques, fondée sur un traité net, précis, inviolable, changerait la face de notre commerce. Fez et Maroc ont des communications régulières avec Tombouctou et l’Afrique centrale, où le titre sacré du sultan est reconnu et vénéré.

Si nous laissons Abd-el-Kader former un centre vital d’où la nationalité musulmane puisse rayonner avec toute l’énergie de la jeunesse, le fanatisme s’y montrera ombrageux, prompt aux armes et intraitable. Tous les ressorts de l’islamisme se tendront avec violence, et notre civilisation entamera difficilement cette masse résistante. L’empire de Maroc, tout au contraire, corps peu homogène, dont la civilisation vitale est lente et irrégulière, ne peut nous inspirer beaucoup de craintes. Notre civilisation n’essaie pas assez de le rattacher à ses intérêts. Nos agens[1] affectent de ne point se mêler aux affaires du pays ; enfermés dans leurs habitudes aristocratiques, habitant Tétouan, Mogador et Tanger, ils exercent une influence vague, équivoque, insignifiante. Le contact prolongé de notre colonie changerait cette situation. Notre armée, notre agriculture, notre commerce,

  1. En parlant de nos agens diplomatiques, l’auteur n’a pas indiqué spécialement et exclusivement les agens de la France, mais les agens de toutes les puissances européennes. (Erratum de la page 900.)