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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

ne plaise ; j’écrirai un voyage lorsque vous me direz dans quel lieu, dans quelle planète, ne sont pas allés les voyageurs. Non, pas de voyages ! J’écris un peu au hasard, comme les choses me viennent à l’esprit. Tout à l’heure, l’archevêque de Bordeaux faisait vibrer les cloches de nos villages, maintenant les vers de notre poète Chapelou font vibrer les cordes de mon cœur. Chaque tour de roue amène ainsi son émotion, son sourire, sa chanson ou sa complainte. La nuit est profonde, nous descendons au bourg Argental, et la première personne que nous trouvons, pour nous recevoir, c’est un Parisien de Paris. Le Parisien de Paris est comme le vin de Bordeaux ; on en rencontre dans toutes les latitudes. Chacun de ces deux compatriotes est affable, bienveillant, souriant ; il est toujours le bien-venu pour vous, vous êtes toujours le bien-venu pour lui. Notre Parisien nous a fait souper en un clin d’œil ; il nous installe dans une grande chambre qu’il a disposée lui-même, il nous demande des nouvelles de Paris et du boulevart de Gand. — Et comment va M. Malitourne, messieurs ? c’est celui-là qui a de l’esprit ! — Depuis que j’ai entendu monsieur maître Chaix-d’Est-Ange, je suis sûr que La Roncière n’était pas si coupable. — J’ai beaucoup connu Talma. — Que de cigares j’ai fumés avec M. Alexandre Dumas ! — Tel que vous me voyez, j’ai donné le mal de mer au prince de Joinville, qui est pourtant un crâne marin. — Et puis, tenez, les Parisiennes ont cela de beau et de bon qu’elles ont des jambes divines. Ce sont des gazelles ! — Et il nous parlait en connaisseur du pied de Mme de F…, de la jambe de Mme de R… — Vous savez que Mme S… a quitté M. Prosper ? — M. Alphonse Karr m’a promis de parler de moi dans ses Guêpes. — Il savait toutes les têtes brunes ou blondes, tous les sourires, tous les bonheurs, tous les chagrins ; il savait toutes les maladies de l’ame et du corps ; il avait assisté à tous les enterremens, à tous les mariages ; il avait vu naître et mourir tout le beau monde parisien. — Hélas ! disait-il, j’étais à ce duel. J’ai vu ces deux jeunes gens marcher l’un sur l’autre, la colère dans les yeux, le fer à la main ; ils se sont porté de furieuses bottes ; le petit était plus vif, le grand était plus fort ; ils ont d’abord marché avec précaution, puis bientôt le choc des épées a fait jaillir la colère du cœur ; celui-ci attaquait, celui-là parait ; et tout à coup, hélas ! le grand jeune homme est tombé dans mes bras en disant : Ce n’est rien. — Une minute après il était mort. Disant ces mots, notre hôte s’essuyait les yeux avec un reste de mouchoir.

En l’entendant parler ainsi, nous nous regardions l’un l’autre, mon ami et moi, sans nous pouvoir expliquer comment cette inno-