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cente chronique scandaleuse était venue se loger dans ces rustiques montagnes. — Messieurs, nous dit-il (et il m’appelait par mon nom, je suis propriétaire ici d’une hôtellerie, je suis propriétaire là-bas d’un cabriolet et d’un fiacre ; je passe ici l’été, l’hiver là-bas, et voilà comment vous me voyez si instruit. Au reste, j’écrirai mes mémoires quelque jour.

À cinq heures du matin, je suis réveillé par un bruit de sérénades. La cornemuse des montagnes, cette outre soufflée dont on n’a jamais pu tirer que trois ou quatre notes plaintives, se fait entendre. Je me jette à bas de mon lit, et par la fenêtre entr’ouverte je vois défiler devant moi toute une procession, prêtres, femmes, enfans, vieillards, jeunes gens à cheval, et par tout le chemin on dressait des arcs de triomphe, on jetait des fleurs. Quelle joie, mon Dieu ! d’être ainsi reçu, dans le pays où vous avez marché nus pieds ! En même temps, le Parisien, armé de son fouet, m’annonce qu’il faut partir si je veux arriver de bonne heure à mon village. — Hâtons-nous, dit-il, car avant peu les routes seront couvertes de peuple, et il vous faudra marcher à pied à la suite de l’évêque. — Ainsi je me hâte, et me voilà foulant le premier les rameaux verts, me voilà passant modestement sous les arcs de triomphe ; certes, j’arriverai à mon village avant que l’archevêque touche le sien ; et, en effet, il s’était arrêté en son chemin pour tout voir, pour tout bénir, pour distribuer la consolation et l’aumône, pour reconnaître dans la foule quelques visages amis et honteux. Bon prélat ! il allait tout joyeux au hameau natal, comme s’il avait dû y retrouver son père jeune encore, et ses jeunes frères, et sa mère à quarante ans ; il allait à son village, comme s’il eût été attendu sur le bord du chemin, à la croix de pierre, par la vingtième année, souriante et fleurie ; et moi, cependant, à mon retour, retrouvant le saint prélat sur ma route, et la tête courbée sous sa bénédiction bienveillante, j’étais tenté de lui dire : Si vous tenez à vos rêves, n’allez pas plus loin, monseigneur ; tout est vieux là-bas, ou démoli, ou ruiné, ou mort. N’allez pas plus loin, car vous allez prendre votre sœur pour votre grand’mère et votre grand’mère pour quelque spectre échappé de la tombe. N’allez pas plus loin, car vous ne trouverez plus le beau village où s’est passée votre enfance heureuse et pauvre. Hélas ! hélas ! vous aussi bien que moi, vous ne vous serez pas assez méfié de vos souvenirs. Vous aurez agrandi, embelli, paré toutes ces misères, vous aurez jeté sur ces masures toutes les fleurs brillantes de la jeunesse et de la poésie. N’allez pas là-bas, monseigneur, n’y allez pas, par pitié pour vous ;