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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

dépouillés de tout ornement, au dedans on dirait que le monument vient d’être achevé. Voici les galeries sonores, voici les gradins élevés, voici le vomitoire immense ; ici se pressaient les sénateurs, ici les chevaliers, là s’asseyait le peuple souverain, et tout là haut la populace, et plus haut encore les étrangers. Regardez ce banc dont les ornemens peu chastes vous feraient rougir, madame, si vous y reconnaissiez quelque chose ; ce banc était destiné aux courtisanes, et tout en face des courtisanes se tenaient les vestales, enveloppées dans leur chaste linceul. Voici encore le siége redouté du proconsul et le cercle des licteurs ; sous ces antres sonores rugissaient les lions ; les gladiateurs attendaient sous ces voûtes ; dans ces immenses corridors, quand tombait la pluie pour rappeler aux Romains qu’ils étaient dans les Gaules, le peuple se mettait à l’abri. Tout était prévu dans cette myriade de places, chaque place était marquée ; pas de confusion possible ; pas de désordres ; il y avait, ce qui est impossible à trouver dans nos théâtres, des portes pour entrer, des portes pour sortir ; cette immensité se vidait et se remplissait comme par enchantement ; il faut cent fois plus de temps aujourd’hui pour faire évacuer la salle de l’Opéra ; et une fois alors à votre place, tous ensemble, passions contre passions, cœur contre cœur, peuple contre peuple, quelles joies ! quelles émotions vous attendaient ! Ici même sur ce sable, ceux qui allaient mourir vous saluaient de leur cri de joie : Morituri te salutant. Les vaincus s’arrangeaient pour bien mourir, non pas sans se rappeler le doux ciel de l’Argolide, reminiscitur Argos.

Or, devinez-le si vous pouvez, mais jamais, non jamais votre fantaisie n’irait jusque-là, devinez, madame, quel spectacle m’attendait au milieu des arènes de Nîmes, dans ce noble amphithéâtre, dans cette œuvre de géant, Pélion sur Ossa ? J’arrive, j’accours, je prends un billet au bureau, je pénètre dans ces voûtes mystérieuses, je monte tout là-haut aux places les plus viles où l’on est si grand, et tout là-bas, tout là-bas, à mes pieds, dans un abîme éclairé, comme un point noir, je découvre quelque chose qui s’agite ; qu’était-ce donc ? On eût dit une paillette d’or faux que le vent emporte. Cinq ou six trompettes du régiment jouaient leur air favori dans ce silence. Devinez donc qui c’était ? Je fus obligé de descendre la montagne ; j’étais sur Pélion, me voilà sur Ossa, je vais plus bas encore, je saute dans l’arène et j’arrive… Ô surprise ! j’arrive à une corde raide, et sur cette corde tendue je découvre une vieille petite femme de cinquante-sept ans, la plus vieille parmi les plus vieilles comédiennes de ce monde, Mme Saqui en personne. C’était bien elle.