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fréquenter son salon. La tournure, les manières, la physionomie de Schiller, pour ceux qui ne savaient pas en comprendre la vive et noble expression, n’étaient rien moins que séduisantes. Il se présentait ordinairement dans le monde avec une vieille redingote grise, le col découvert, les cheveux épars et le visage barbouillé de tabac. Sa réputation, déjà étendue et toujours croissante, flattait la mère de la jeune fille, elle s’en servait pour donner plus de prestige à sa maison. Mais ce n’était pas assez. Il fallut que le pauvre Schiller payât comme les autres en complaisances infinies, en présens de toute sorte, parfois même en argent comptant, le droit d’adresser quelques complimens à des femmes qui se jouaient de sa bonne foi et de sa poésie. Ses amis l’arrachèrent à cette malheureuse relation. On dit qu’au moment où elle le vit partir, la jeune fille, attendrie, pleura. Étaient-ce les larmes du repentir, ou celles de la coquetterie ? Quoi qu’il en soit, Schiller, profondément ému, jura de revenir voir sa bien-aimée ou de mourir.

Le séjour de Weimar, et les occupations d’esprit qui l’attendaient dans cette ville célèbre, surnommée alors l’Athènes de l’Allemagne, lui firent oublier son perfide amour et son serment. Il trouva à Weimar Herder pour qui il avait une grande estime, Wieland dont il avait déjà reçu plusieurs lettres aimables, et qui lui donna l’utile conseil d’étudier les anciens. Goethe était alors en Italie. Schiller passa là quelques mois d’une existence studieuse et retirée, ne voyant que les hommes dont la conversation lui offrait un véritable intérêt, enfermé le reste du temps avec ses livres, et d’ailleurs vivant fort économiquement, car, à cette époque encore, il n’était rien moins que riche.

Au mois de novembre 1787, il fit un voyage à Rudolstadt, pour voir son ami Reinwald, qui était devenu son beau-frère. Ce voyage acheva de fixer sa destinée. Il vit chez son ancienne bienfaitrice, Mme de Wollzogen, une jeune personne d’une famille noble, d’une nature douce et affectueuse, d’un esprit éclairé, et l’aima sans oser d’abord le dire. Mais cet amour devait être plus heureux que les autres ; Charlotte de Lengefeld devait être sa femme.

Ce fut chez la mère de cette jeune fille qu’il rencontra Goethe pour la première fois. Les deux grands poètes s’abordèrent avec une réserve qui ressemblait beaucoup à de la froideur, et, à les voir l’un en face de l’autre dans cette première entrevue, personne, sans doute, n’aurait pu présager la liaison qui s’établit entre eux plus tard. Schiller écrivait alors à son ami Koerner : « La grande idée que je m’étais