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investigations de M. Damiron sur la philosophie du XVIIe siècle appelleraient aussi un souvenir, un jugement. Mais je n’ai pas promis d’être complet. Ce qu’il est seulement juste, ce qu’il importe de constater, c’est que plusieurs remarquables débuts ont eu lieu depuis quelques années et que par là la Sorbonne est en progrès. Être en progrès c’est le grand mot du siècle ; mais pourquoi est-il plutôt dans les phrases que dans les choses ?


Pierre l’Ermite, et la Première Croisade, par M. Henri Prat[1]. — Les grands évènemens qui ont remué le monde et mérité place dans la mémoire humaine, sont ceux qu’on se représente communément sous les couleurs les plus fausses. C’est que la pensée populaire qui s’en est emparée les a dépouillés de toute réalité pour les élever jusqu’à l’idéal. Le travail que l’opinion publique accomplit alors, n’est pas sans analogie avec le procédé des poètes. Elle commence par écarter les incidens mesquins, les accessoires disparates ; elle établit l’unité du sujet en concentrant l’intérêt sur un petit nombre de personnages qu’elle adopte, auxquels elle prête toujours une allure héroïque, une intelligence nette de tout ce qui se passe autour d’eux, une volonté ferme, une action souveraine. Ainsi, le réel de l’histoire disparaît à la longue pour faire place à une œuvre d’imagination qui appartient à tous et à laquelle on ne saurait attacher aucun nom, œuvre puissante d’ailleurs par son harmonie, et d’autant plus sympathique qu’elle est comme un écho des sentimens qui ont cours. L’histoire de Napoléon, sans indiscrétions biographiques, ne prendrait-elle pas dans la bouche d’un homme du peuple les proportions majestueuses de l’épopée ? Et pour rentrer dans notre sujet, l’idée qu’on se fait généralement des croisades d’après les vagues notions qui ont cours, les scènes qui s’offrent à l’imagination ne semblent-elles pas promettre un drame sublime ? On éprouve quelque désappointement, quand on consulte les témoins qui ont reçu directement l’impression des faits, et qu’on se condamne à lire les correspondances et les actes originaux qui nous ont été conservés. Tel est le plan que M. Henri Prat a suivi pour la première croisade : il a opposé aux narrations théâtrales de ses devanciers, une analyse intelligente des documens de l’époque, une sorte de procès-verbal historique, d’un calme imperturbable qu’on pourrait prendre parfois pour de la froideur, mais dans lequel nous préférons voir la réserve calculée du juge qui refoule en lui son émotion pour prêter à la sentence qu’il va rendre un caractère plus imposant d’impartialité.

Quand on se rappelle la pieuse frénésie qui éclata à la fin du XIe siècle, et qu’on se représente, suivant l’énergique expression d’Anne Comnène, l’Occident tout entier s’arrachant de ses fondemens pour se précipiter sur l’Asie, on rêve une époque de foi ardente et jalouse, de mœurs austères, de vertueuse abnégation. Le désenchantement commence à la lecture de ce passage de Guillaume de Tyr, que plusieurs historiens des croisades, et M. Prat lui-

  1. Un vol.  in-8o. — Rue Christine, 10.