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REVUE DES DEUX MONDES.

« Personne ne sait encore sur quel point sera dirigée cette expédition pour laquelle on fait ici d’immenses préparatifs. On parle de l’Égypte, mais tout bas ; à ce nom, mon ame tressaille, et l’énigme de mon existence s’éveille en moi. En reviendrai-je donc jamais ? Oui sans doute, il le faut : un désir infini me possède, le désir de revoir la tombe de mon père le Bohême, de mon père qui m’a fait avec son corps une patrie de six pieds de long, là-bas, sous le saule vert, sur les côtes de la mer d’Allemagne ! Si l’esprit de ma destinée a quelque bon sens, il me ramènera dans ma patrie, au tombeau de mon père. — Je t’embrasse mille fois.Seph. »


— Son pressentiment ne le trompait pas, continua Melchior en refermant ses tablettes ; la destinée l’a ramené au rivage de la mer allemande, au tombeau de son père ; la destinée est intelligente et veille sur les hommes !

V.

L’histoire aventureuse et singulière du pauvre Seph m’avait touché ; je résolus de voir cette nuit même son cadavre, et, quittant ma petite chambre, je descendis sous le hangard, où les hommes de la côte l’avaient déposé. Une femme, récitant la prière des morts, veillait auprès. Quel bizarre contraste ! à côté d’une momie séculaire gisait un jeune soldat englouti par la tempête quelques jours auparavant ; deux cadavres qu’un humble prêtre luthérien allait ensevelir le lendemain, selon le rite évangélique, sur le rivage de la mer du Nord, dans le cimetière d’un pauvre village de pêcheurs. Je décrochai la lampe, pour contempler de plus près la face de la momie ; elle était parfaitement conservée, et des traces d’une grande beauté s’y laissaient vraiment encore surprendre. Des figures bizarres et des hiéroglyphes serpentaient par myriades tout autour de l’enveloppe. Je remarquai que la boîte avait un peu souffert du côté droit, sans doute par les roues du chariot sur lequel on avait transporté les deux cadavres. Une main de la momie était presque nue ; je la pris, et comme je la soulevais doucement, une bulbe de fleur s’en échappa ; c’est cette bulbe même qui s’épanouit aujourd’hui à nos yeux sous la forme d’une belle amaryllis d’azur.

Ainsi finit l’histoire du pauvre Bohême et de son infortunée Vinetti.

Ottilie avait enlacé de ses bras le vase où fleurissait l’amaryllis, et, les yeux mouillés de larmes : — Douce fleur du prodige, dit-elle,