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AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

elles. Successivement porté à New-York, à Philadelphie, à Carthagène, à Bogota, sur les rivages de la mer du Sud ou au sommet des Andes, à Chuquisaca, au Potosi, tantôt parcourant les vallées riantes du Haut-Pérou, tantôt séjournant isolé et comme perdu dans ces régions âpres et désolées où les montagnes d’argent ont fait surgir des capitales sur des roches nues, tantôt traversant à cheval les vastes plaines des pampas, il avait étudié les peuples de ces contrées sous l’impression des grandes scènes de la nature. Homme de convictions profondes, hardi dans ses conceptions, d’une intelligence élevée, avec une tête froide pourtant, mais une ame chaleureuse, il conservait au fond du cœur, au milieu des solitudes du Nouveau-Monde et parmi des peuplades qui entendaient prononcer le nom de la France pour la première fois, une sorte de religion pour ce nom et un vif désir de le voir glorifié. Dans sa pensée, la question de Buénos-Ayres lui semblait renfermer tout l’avenir des relations de son pays avec l’Amérique du Sud ; il voyait dans la solution de cette affaire le développement inattendu ou la ruine prochaine de notre commerce dans ces parages. Il croyait que la France tenait en sa main l’existence même de ces nouvelles républiques, menacées, si nous les abandonnions, d’être dévorées par un despotisme affreux, ou destinées, si nous le voulions, à graviter autour de la civilisation française. Irréprochable dans sa vie, libéral, désintéressé, il pouvait s’égarer à la fausse application d’une noble et généreuse idée, poursuivre une glorieuse chimère, et entraîner son pays dans cette voie dangereuse, quoi qu’il en coûtât. Tel est l’homme que le gouvernement français envoyait pour mettre fin au démêlé qui divisait la France et le gouvernement de Rosas.

Une année auparavant, quand déjà son prédécesseur poursuivait ses réclamations auprès de la République Argentine, M. Buchet-Martigny, désigné pour le poste de Buénos-Ayres, était passé par cette ville, allant en France en congé et pour y rendre compte d’une mission antérieure. L’accueil qu’il reçut alors de Rosas et de ses ministres lui parut une offense ; il en tira un mauvais augure, peut-être même en conserva-t-il quelque ressentiment secret. Il arriva donc à Montevideo frappé de cette prévention défavorable. Là tous les esprits étaient exaltés par les succès du général Rivera ; on n’entendait que des paroles de haine contre son ennemi, le général Rosas, dont on présageait la chute prochaine et infaillible, car c’était le désir commun de tout ce qui s’agitait autour de nous. Ce tourbillon enveloppa M. Buchet-Martigny, et Montevideo fut pour lui ce qu’il avait été pour le contre-amiral Leblanc, l’écueil qui l’égara. Au lieu de se rendre à Buénos-Ayres, de chercher à apaiser les haines, à effacer d’injustes préjugés, en un mot, à concilier les esprits, notre chargé d’affaires envisagea les choses d’un point de vue hostile, et suivit la ligne dans laquelle on était entré ; il ne notifia pas même officiellement ses pouvoirs au gouvernement argentin, il se contenta de se substituer vis-à-vis de son gouvernement à M. Roger, qui pour les Argentins restait, comme par le passé, le représentant de la France.