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Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/348

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suivi jusqu’alors. Or, pour toute opinion passionnée, le doute seul est un crime. Bientôt la surprise du contre-amiral fut grande à la vue de l’agent français, qui, résistant aux instructions précises de son gouvernement, loin de tenter de nouvelles négociations, comme il lui était impérieusement prescrit de le faire, déclarait hautement que tout arrangement avec le général Rosas était impossible, et n’hésitait pas à précipiter aveuglément son pays dans une voie de guerres civiles dont l’issue était plus que douteuse. Le contre-amiral voulut examiner par lui-même ce qu’il y avait de positif ou d’erroné dans le point de vue du chargé d’affaires, dont il avait quelques raisons de suspecter la vérité. Il se mit en rapport direct avec les hommes, et constata ce fait, que le général Rosas était disposé à traiter à des conditions raisonnables, pourvu qu’on lui envoyât un homme qui n’insultât point à la dignité de la nation argentine. Malheureusement, le contre-amiral Dupotet oublia trop peut-être le respect des formes ; l’opinion publique l’en punit cruellement. On lui fit un sanglant reproche d’avoir accepté une conférence avec un ennemi sous le pavillon de l’Angleterre, et la presse, s’emparant du texte des propositions dont il ne se portait pas garant, et qu’il n’avait même pas discutées, trouva le moyen de formuler contre lui une accusation de déloyauté.

Il y eut dès-lors rupture presque flagrante et incompatibilité complète entre nos deux agens. La cause fut renvoyée à Paris pour que le gouvernement prononçât sur l’un et sur l’autre ; il le fallait, car la marche des affaires était devenue complètement impossible. Qu’on nous permette d’exprimer ici le regret que l’union ait été ainsi rompue entre deux hommes si recommandables et si dévoués à leur pays, alors que la bonne harmonie de leurs mesures importait tant à la dignité et aux intérêts de la France. Ainsi la solution définitive de la question de la Plata allait dépendre du jugement que le gouvernement français prononcerait sur la conduite de ses agens. On le sentit si bien, que quand M. Buchet-Martigny, cédant enfin à ses instructions, voulut faire un appel aux agens étrangers pour qu’ils intervinssent officieusement, ni le général Rosas ne crut à la sincérité de cette démarche, et sa réponse le témoigna bien, ni M. Buchet-Martigny lui-même ne s’y décida avec l’espérance ou l’intention qu’elle réussit.

Le gouvernement français n’approuva publiquement ni l’un ni l’autre de ses agens ; il les remplaça par un chef supérieur à tous les deux : il appela dans ses conseils le vice-amiral Baudin, et lui confia la suite de cette affaire avec de pleins pouvoirs, soit pour la paix, soit pour la guerre. La prise du château de Saint-Jean-d’Ulua, le plus éclatant fait d’armes de ces derniers temps, a placé l’amiral Baudin au premier rang parmi les chefs de la marine française. Homme de tête et de réflexion, d’un coup d’œil sûr, instruit d’ailleurs à l’école du malheur et ne prenant un parti qu’après s’être entouré de toutes les lumières, l’amiral Baudin joint à une grande audace dans ses résolutions un ardent amour de la gloire de son pays. Nul autre choix ne pouvait plaire davantage aux marins ; tous eussent voulu le suivre, bien