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ESQUISSE D’UNE PHILOSOPHIE.

tème philosophique. Il y a même là, avant toute appréciation de son livre, un sujet de défiance légitime : une telle entreprise dans une seule vie ; l’homme, Dieu, la nature, toutes les sciences et tous les arts, embrassés à la fois dans une vue générale et ramenés à leurs principes ! Est-il donné à un seul homme de nous dérouler ainsi les secrets de toutes choses ? Bacon n’a-t-il pas épuisé son génie à tracer la méthode nouvelle ? Descartes, qui n’était pas un esprit timide, demande déjà, à la fin de son Discours de la Méthode, plusieurs vies pour achever l’œuvre. Malebranche et presque tous les maîtres s’exercent dans des traités particuliers, avant de composer cette synthèse définitive que la mort interrompt presque toujours, guidés toutefois dans leurs travaux par un plan général et immense dont l’unité ne devait ressortir pour nous et peut-être pour eux-mêmes que quand l’édifice serait complet. Qui ne sait que Leibnitz, le plus actif génie et le plus fécond qui fut jamais, après soixante années de travaux et de veilles, n’a laissé que des fragmens ?

Mais si l’entreprise de M. Lamennais a ses dangers, elle a ses avantages réels, qu’il ne faut pas méconnaître. Quelque résultat qu’elle amène, elle servira du moins à rappeler le caractère essentiel de la philosophie et le véritable objet de la science. À force de diviser, à force de spécialiser, le sentiment de l’ensemble, la vue générale finit quelquefois par disparaître ; et dans ces temps où il n’y a plus, pour ainsi dire, d’école, où chaque disciple n’aspire qu’à renier son maître et à proclamer en toute hâte une indépendance souvent stérile, ne nous donne-t-on pas tous les jours une doctrine isolée, ou un fragment de doctrine, pour un système complet ? Et ne voyons-nous pas prendre un point de la philosophie pour la philosophie entière ? Une vue systématique, si audacieuse qu’elle soit, a donc son utilité et son importance propre et quand le système ne contiendrait aucune partie qui fût neuve ou vraie, il est bon qu’il se produise des systèmes. M. Lamennais d’ailleurs, et cela doit nous rassurer, n’a pas la prétention d’innover, si ce n’est pour la construction de l’ensemble. Sa Trinité est la Trinité chrétienne, sauf l’incarnation et la foi ; ses opinions sur la substance et la création sont conformes dans sa pensée, ou je me trompe fort, aux doctrines du concile de Latran ; elles s’écartent fort peu des théories alexandrines ; il explique la matière de la même façon et presque dans les mêmes termes que Plotin ; la réalité des idées divines, l’uniformité et l’analogie des lois qui gouvernent le monde, la loi de l’affinité et de la cohésion dans le monde corporel considérée comme