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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

de la fin prochaine de Mlle de Lespinasse. Guibert l’apprit à l’Opéra et rentra chez lui paisiblement après le spectacle ! Quelques minutes avant l’instant suprême, Julie reprit connaissance et demanda où était M. de Guibert.

— Il n’y a ici que moi et le médecin, répondit d’Alembert en lui pressant la main.

— Ah ! s’écria Julie, vous me restez encore. Si je me fusse attachée davantage à vous, l’heure terrible ne sonnerait pas à présent. Pardonnez-moi les chagrins que je vous ai donnés. J’ai été injuste pour vous. Je m’en suis accusée mille fois ; mais je n’ai pas pu vous ouvrir mon ame et vous montrer les plaies profondes qu’elle renfermait.

— Mon amie, répondit d’Alembert, si vous avez eu quelques torts envers moi, vous m’avez sans doute privé d’un grand plaisir en m’ôtant la douceur de vous pardonner, car j’ai plus d’une fois fermé les plaies de votre ame ; tout ce que je regretterai, c’est vous, ce sont nos dix-sept ans d’amitié, je vous regretterai sans cesse injuste et cruelle comme vous étiez dans les derniers temps.

Un accès de toux mêlé de convulsions emporta Mlle de Lespinasse vers deux heures du matin. En rendant le dernier soupir, elle pressa d’Alembert entre ses bras, les yeux inondés de pleurs, et lui dit avec une tendresse qui approchait de la passion :

— Vous êtes le meilleur et le plus généreux des hommes.


Nous n’hésitons pas à déclarer que le lecteur n’aura encore qu’une idée imparfaite de Mlle de Lespinasse s’il ne prend pas connaissance de ses lettres. Le passage suivant nous paraît être celui où elle se peint le mieux elle-même. Il est tiré de la lettre XCIX, qui est admirable d’un bout à l’autre, et prouve assez si nous étions fondés à dire que le cœur de cette femme extraordinaire n’a pas été connu de son entourage :

« Mon ami, je ne suis point raisonnable, et c’est peut-être à force d’être passionnée que j’ai mis toute ma vie tant de raison à tout ce qui est soumis au jugement et à l’opinion des indifférens. Combien j’ai usurpé d’éloges sur ma modération, sur ma noblesse d’ame, sur mon désintéressement, sur les sacrifices prétendus que je faisais à une mémoire respectable et chère, et à la maison d’Albon ! Voilà comme le monde juge, comme il voit ! Eh ! bon Dieu ! sots que vous êtes, je ne mérite pas vos louanges : mon ame n’était pas faite pour les petits intérêts qui vous occupent ; toute entière au bonheur d’aimer et d’être aimée, il ne m’a fallu ni force ni honnêteté pour