Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/819

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
811
UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

bles enfans du peuple ; mais les temps sont venus où elle condamne et rejette ceux de ses apôtres qui veulent agrandir la place du peuple dans le royaume de la terre. La pagésa[1] Catalina était obéissante, pauvre, chaste et humble : les pagès valldemosans ont si peu profité de ses exemples et si peu compris sa vie, qu’ils voulurent un jour lapider mes enfans parce que mon fils dessinait les ruines du couvent, ce qui leur parut une profanation. Ils faisaient comme l’église, qui d’une main allumait les bûchers de l’auto-da-fé et de l’autre encensait l’effigie de ses saints et de ses bienheureux.

Ce village de Valldemosa, qui se targue du droit de s’appeler ville dès le temps des Arabes[2], est situé dans le giron de la montagne, de plain-pied avec la Chartreuse, dont il semble être une annexe. C’est un amas de nids d’hirondelles de mer ; il est dans un site presque inaccessible, et ses habitans sont pour la plupart des pêcheurs qui partent le matin pour ne rentrer qu’à la nuit. Pendant tout le jour, le village est rempli de femmes, les plus babillardes du monde, que l’on voit sur le pas des portes, occupées à rapetasser les filets ou les chausses de leurs maris, en chantant à tue-tête. Elles sont aussi dévotes que les hommes ; mais leur dévotion est moins intolérante, parce qu’elle est plus sincère. C’est une supériorité que, là comme partout, elles ont sur l’autre sexe. En général, l’attachement des femmes aux pratiques du culte est une affaire d’enthousiasme, d’habitude ou de conviction, tandis que chez les hommes c’est le plus souvent une affaire d’ambition ou d’intérêt. La France en a offert une assez forte preuve sous les règnes de Louis XVIII et de Charles X, alors que l’on achetait les grands et les petits emplois de l’administration et de l’armée avec un billet de confession ou une messe. L’attachement des Majorquins pour les moines est fondé sur des motifs de cupidité, et je ne saurais mieux le faire comprendre qu’en citant l’opinion de M. Marliani, opinion d’autant plus digne de confiance qu’en général l’historien de l’Espagne moderne se montre opposé à la mesure de 1836 relative à l’expulsion subite des moines. « Propriétaires bienveillans, dit-il, et peu soucieux de leur fortune, ils avaient créé des intérêts réels entre eux et les paysans ;

  1. Pagès, pagésa, nom que portent les hommes et les femmes de la troisième caste à Majorque ; la première, ès cavallers, est celle des chevaliers ou nobles ; la deuxième, ès pagésos, les cultivateurs ; la troisième, ès manastrals, les artisans. Pagès se dit de tout habitant de la campagne cultivant les terres.
  2. Les Arabes l’appelaient Villa-Avente, nom roman qu’elle avait reçu, je pense, des Pisans ou des Génois.