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genre (en France nous dirions un opéra comique), un mélodrame, dont la vie allemande avec ses mœurs naïves et paisibles d’un côté, ses superstitions et ses terreurs de l’autre, fait tous les frais. Quand Weber veut écrire un grand opéra, il compose Euryanthe avec ses développemens épiques, ses vastes dimensions, ses imposans récitatifs ; mais, nous le répétons, le Freyschütz, quels que soient d’ailleurs les horizons romantiques qui se révèlent un moment au second acte, le Freyschütz est et demeure un opéra de genre, et cela par l’unique et toute-puissante raison que le maître ne l’a point voulu autrement. Or l’Opéra convoitait le Freyschütz ; mais comment faire pour se l’approprier ? pas le moindre bout de récitatif dans cette partition, pas le plus petit air de ballet. Qu’à cela ne tienne. M. Berlioz se trouvera là tout juste pour compléter l’œuvre de Weber. Ainsi, un musicien aura l’audace de toucher à l’œuvre de Weber, d’enchâsser dans des récitatifs de sa façon les morceaux épars dans le dialogue ; on osera altérer le caractère d’une pareille musique, et faire, à force de maculatures, d’un opéra parlé, un grand opéra chanté. Or, les gens qui ne reculent pas devant une aussi triste besogne sont les mêmes que la moindre atteinte portée au génie irrite jusque dans la moelle des os, les mêmes qui criaient au sacrilége pour les Mystères d’Isis, au scandale pour Don Juan. Du reste, rien ne vaut les prétentions qu’on affiche. Écoutez-les, ils vous diront que le besoin se faisait sentir à l’Opéra d’entendre enfin le Freyschütz de Weber dans toute sa pureté (sa pureté ! avec des récitatifs de M. Berlioz et des airs de ballet en manière de pot-pourri). On se figure ici connaître le chef-d’œuvre, erreur ! Ni le Robin des Bois de l’Odéon, ni cet admirable Freyschütz qu’on a pu entendre par Haitzinger et la Devrient, ne sauraient donner une idée de la belle partition allemande. Le Freyschütz légitime, le véritable Freyschütz, le Freyschütz de Weber, c’est celui de M. Berlioz ! Qu’on vienne ensuite nous parler de religion artistique et de foi musicale ; qu’on affecte de se montrer intraitable sur le respect dû aux chefs-d’œuvre du génie humain : nous savons désormais que penser de cet enthousiasme échevelé. Eh ! mon Dieu, faites des pastiches, si votre humeur vous y porte ; nous serions, pour notre compte, tout disposés à vous passer de semblables fantaisies, si vous consentiez à les avouer franchement, car nous pensons que les chefs-d’œuvre, comme cette statue du commandeur dans l’opéra de Mozart, sont assez forts pour se défendre eux-mêmes, quand on les outrage. Mais de grace cessez de vous poser en mystagogue incorruptible, en quaker de l’art pur, en solennel gardien du sanctuaire, vous qui, pour violer l’arche sainte, n’avez attendu que l’occasion !


H. W.