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ce fut fini. Mes courageux efforts n’en tirèrent pas une parole de plus. Las de lutter vainement contre un tel silence, je m’appuyai sur le bord de la barque, et je me mis à regarder le pays.

C’est bien par là que j’aurais commencé si j’avais été dans mon cher pays de Suède, et il est probable que là, au milieu des belles plaines parsemées de lacs, des montagnes pittoresques, des forêts imposantes, je n’aurais pas cherché avec tant d’avidité l’entretien d’un batelier. Mais que le lecteur daigne se représenter ma situation. Je suis seul avec cet inflexible pilote, à l’extrémité d’une lente embarcation, au milieu d’une contrée plate dont j’ai déjà depuis long-temps observé et dont j’observerai pendant plusieurs semaines encore l’aspect uniforme et le ton verd ou grisâtre. Le canal qui nous porte débonnairement sur son onde pacifique est, à vrai dire, une œuvre fort louable. Il enrichit le commerce d’Amsterdam, il fait la joie des Hollandais, l’orgueil du souverain qui en a ordonné la construction et des ingénieurs qui l’ont exécuté. J’ai lu dans mainte consciencieuse statistique tout ce qu’il a fallu vaincre d’obstacles pour mener à bonne fin cette entreprise industrielle et tout ce qu’elle a coûté ; mais je me souviens des cascades écumantes de la Finlande, des beaux fleuves d’Allemagne, des ruisseaux argentés de la Suisse, et, le dirais-je ? je préférerais le plus humble filet d’eau tombant d’une pointe de rocher, la plus petite source gazouillant dans son lit de mousse, à cette onde impassible qui n’a ni colère ni murmure. À droite et à gauche de ce canal, très précieux du reste, j’aperçois une terre humide et marécageuse, des maisons en briques couvertes de jonc, isolées l’une de l’autre, enfermées pour la plupart dans une enceinte de petits fossés ou de petits canaux. Le jour, on jette une planche sur le fossé pour communiquer avec les voisins ; le soir, on retire ce pont mobile, et voilà l’habitation gardée comme une forteresse ; et l’on s’en va ainsi d’écluse en écluse, et le lieu que l’on va voir ressemble à celui que l’on quitte, et rien ne rompt l’uniformité du tableau, si ce n’est, de temps à autre, l’apparition d’un gros navire qui s’en revient des Indes le ventre plein de tonnes de sucre, de clous de girofle et de tabac. Le lourd édifice occupe le tiers de la largeur du canal et se prélasse sur l’eau comme un serviteur de bonne maison qui rapporte une fortune à ses maîtres. Pour peu qu’il y ait entre ciel et terre un souffle de bon vent, on met toutes les voiles dehors ; mais ce n’est là qu’un moyen très faible d’avancer sur une eau sans mouvement, et quinze ou vingt chevaux attelés au gaillard d’avant traînent à pas comptés le riche navire, comme un parvenu qui, après