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d’un de ses voisins qui la voit, depuis plusieurs années, vivre de la façon la plus bizarre, ne sortant pas, ne rendant aucune visite et ne parlant à personne. C’est une vieille avare, disait un autre, qui s’enferme pour rogner des écus et compter ses pièces d’or cousues dans des lambeaux d’étoffe. — Bah ! disait un troisième, c’est tout simplement une de ces bonnes créatures qui ont une prédilection toute particulière pour les promesses du diable, et qui voudraient retrouver à soixante ans ce qui les charmait à vingt. — C’est une femme excellente ! m’écriai-je avec colère, une femme dont je ne souffrirai pas que l’on parle mal devant moi ; et je rentrai dans ma chambre, laissant mes officieux conseillers fort étonnés de ma vive réponse.

Le surlendemain de ce jour était un dimanche. À l’heure de dîner, j’entrai chez Mme Teederhart. J’avais mis, pour me rendre à son invitation, mon plus bel habit, ma cravate brodée par une de mes sœurs, mon gilet à fleurs, don d’une marraine généreuse, et, en me regardant dans mon petit miroir d’étudiant, je dois dire que je ne me trouvais pas trop mal. J’arrive dans une jolie chambre située au fond du magasin. Quelques meubles simples, mais de bon goût, la décoraient. Un tableau couvert d’un crêpe noir et suspendu à la muraille en faisait le principal ornement. Des vases de fleurs garnissaient la cheminée, et la table, posée sur un tapis tout neuf, était couverte d’une nappe damassée et de très beaux couverts en argent. La marchande, occupée encore comme une bonne maîtresse de maison hollandaise à surveiller le dîner, suspendit sa tâche pour venir au devant de moi et me remercia avec effusion d’avoir tenu ma promesse. Une jeune servante rangea les assiettes, disposa dans un ordre symétrique les verres et les bouteilles, et nous nous mîmes à table. De ma vie je n’avais vu, même aux jours de fête de ma famille, un dîner aussi splendide, et cependant Mme Teederhart le trouvait encore trop mesquin. Elle grondait sa servante de n’avoir pas choisi un poisson plus rare, des poulets plus gras. Elle me versait dans une coupe de verre de Venise du vieux vin de Bordeaux et s’excusait de me recevoir si mal, et, me regardant boire et manger, semblait elle-même ne prendre aucun goût à tout ce qui était devant elle. Vers la fin du dîner, elle m’adressa quelques questions sur ma famille, sur mon pays, sur mes projets, et chacune de mes réponses était accueillie par elle avec l’expression d’une touchante sympathie. Après deux ou trois heures d’un entretien pendant lequel elle m’avait plus d’une fois ému par ses témoignages d’intérêt, comme je me disposais à sortir, elle me tira à l’écart et me dit : « Vous m’avez accordé une