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LA HOLLANDE.

il y a une auberge où le matelot s’arrête plusieurs jours pour se reposer de ses fatigues et plus d’un qui est parti de l’entrepont jeune et dispos, et qui est monté seulement jusqu’au petit hunier, s’en est revenu avec des cheveux blancs, tant le trajet est long. Mais quelle douce vie on passe à bord de cet admirable bâtiment ! Là, le matelot n’est pas tenu de vivre dans un triste veuvage, il peut avoir auprès de lui sa femme et ses enfans ; son hamac est suspendu à deux arbres chargés de fruits, son fourniment ne se ternit point par l’humidité, et le fourbissage se fait avec une plume de paon que l’on promène tout simplement sur le cuivre des canons et des boussoles. L’entrepont est un vaste jardin semé de salade toujours verte, de persil, de cresson, et la cale ressemble à une de ces belles grottes de roc où coule une eau fraîche et limpide. De plus, la ration est illimitée, la solde se paie chaque semaine en pièces d’or, et il n’y a point de commissaire. Les voiles, qui ont plusieurs lieues d’étendue, sont d’une étoffe de soie si légère, qu’il suffit de les presser du bout du doigt pour les carguer ; les câbles sont forts comme des chaînes de fer, et souples comme des fils d’araignée. Un enfant en porterait d’une seule main un rouleau de plusieurs milliers de toises. Je vous laisse à penser la joie que les mousses doivent éprouver quand ils entendent faire un de ces merveilleux récits, et il y a, je vous le jure, de vieux matelots intimement convaincus qu’ils iront un jour habiter ce paradis flottant de la marine, quand ils auront assez hâlé la bouline et viré le cabestan dans ce monde… Mais je vous fais là des contes d’enfant, et j’oublie que demain au point du jour, si la brise se soutient, nous mettrons à la voile, et que j’ai encore plusieurs affaires à régler ce soir. — Et de quel côté, lui dis-je, vous dirigerez-vous donc demain ? — Nous allons à Batavia. C’est un long voyage, mais l’année prochaine j’espère être de retour.

À ces mots, le digne marchand se leva, dit adieu d’une voix émue à notre hôte, à sa femme, à ses enfans, me serra la main affectueusement, puis s’éloigna accompagné de nos vœux. Je devais partir aussi le lendemain. Je quittai à regret l’aimable et honnête famille que le hasard m’avait fait connaître ; j’allai sur la digue saluer encore cette mer du Nord que je ne reverrai peut-être plus, et en m’en retournant rêveur du côté de mon hôtel, je ne songeais qu’à ces dernières paroles du marchand : Nous allons à Batavia ! il y a donc de par le monde des gens assez heureux pour pouvoir aller à Batavia !


X. Marmier.