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comme le gouvernement passait quelquefois six, dix ou douze mois sans donner de solde, il fallait que les capitaines ne laissassent pas leurs troupes se débander, ou les payassent de leurs propres deniers. De telles gens, a-t-on affirmé encore, ne méritaient pas l’indépendance.

Quoi qu’il en soit, on avait enfin consenti à s’occuper des Grecs ; l’Angleterre et la Russie avaient donné l’exemple, tout en s’observant l’une l’autre. La Russie proposait l’érection de trois hospodarats dans les provinces qui avaient secoué le joug ottoman. Cela suffisait, selon elle, pour terminer aisément et complètement les débats : l’Europe n’en crut rien. L’exemple des pays moldovalaques prouvait que cette proposition n’était pas sérieuse. L’Angleterre, à son tour, avait été tentée d’accepter l’offre des Grecs, qui lui demandaient son protectorat et le prince Léopold de Saxe-Cobourg pour les gouverner. La jalousie universelle s’y opposa. Alors eut lieu l’intervention régulière des trois puissances, puis la guerre de la Russie contre la Porte, guerre où le sultan vit s’anéantir la jeune armée qu’il venait de former à si grand’peine et que semblait redouter le czar, puis la fatale bataille de Navarin, sur laquelle tout a été dit.

Cependant les Grecs, au milieu des protocoles et des maladresses des puissances, s’affaiblissaient de jour en jour. Le moment était venu de prendre une résolution énergique qu’on avait différée tant qu’on avait pu. L’assemblée nationale se réunit à Trézène et décida que, les différentes formes du pouvoir exécutif qu’on avait essayées jusque-là n’ayant pu imprimer aux affaires une direction convenable, on concentrerait l’autorité dans les mains d’un seul. Mais quel serait ce chef unique ? Nul des hommes remarquables qu’avait produits la révolution ne dominait assez ses collègues pour éteindre leurs rivalités. Le comte Roma de Zante, recommandable par de grands services, fut proposé ; malheureusement le comte n’avait aucune relation avec l’étranger, et il fallait arracher enfin la Grèce à son profond isolement. M. Capodistrias, toujours prôné, exalté par ses agens, se trouva le seul que l’on put élire. Chacun fit taire ses répugnances ; le député de l’armée le recommanda lui-même au choix de ses puissans commettans, et M. Capodistrias, touchant le but qu’il poursuivait depuis tant d’années, fut élu président de la Grèce.

Ce résultat était-il prévu ? le lui avait-on annoncé ? — Oui, sans doute. — Avant qu’il eût pu en recevoir la nouvelle, il s’était éloigné brusquement de Genève, et s’était mis en route pour le Nord. La notification du décret de l’assemblée de Trézène lui arriva à Berlin, et parut lui causer une surprise extrême. Il ne concevait pas qu’on eût pensé à lui ; il écrivait sur ce ton à tous ses correspondans : « Pressé, ajoutait-il, par le besoin d’être utile, n’ayant en vue que les intérêts de Dieu, des Grecs, de l’humanité, il se faisait violence ; il consentait à être élu. » Mais, tout en remerciant l’assemblée nationale de l’avoir choisi, il déclara qu’il soumettrait au peuple quelques conditions d’où dépendait tout-à-fait et en dernier ressort son acceptation ou son refus. On était forcé de subir aveuglément toutes ses exigences, et il savait bien que ses propositions étaient des ordres.

Il se rendit à Pétersbourg, où il ne fit pas un long séjour. Ses instructions,