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MADAME DE LA GUETTE.

faire. Heureux souverain ! Sous ses fenêtres un cimetière abandonné, où l’on n’enterre plus personne, étend son vaste silence, et le nouvel écrivain prétend que l’administration du vice-roi n’a pas de symbole plus exact.

À l’ombre de l’ennui que doit répandre cette société sans vie, sans avenir, sans industrie, sans richesse, sans émulation, au bruit de la mer murmurante et sous un climat tantôt rigoureux, tantôt brûlant, il s’est récemment trouvé, non comme vous pourriez le croire, un poète lyrique inspiré, un romancier créateur de féeries, un chantre épique, sublime comme l’Océan, mais ce qui est plus rare, un grand observateur et un philosophe original. Si l’on me disait qu’un ouvrage possédant un grain, un seul grain, un pauvre et misérable scrupule d’originalité, vient de paraître à Java ou à Madagascar, j’aurais, je pense, le courage d’apprendre le madécasse ou le javanais. Ici la peine était moins grande et la moisson plus fertile ; il ne s’agissait, pour jouir de ce naïf et nouveau plaisir, que de s’habituer au dialecte anglo-américain, espèce de patois composé de soustractions et de multiplications de syllabes, de redoublemens de consonnes et d’ellipses de voyelles, qui n’ont rien de bien formidable. Le patois d’Écosse, si habilement transformé en langue poétique par Robert Burns et Ramsay, offre cent fois plus de difficultés.

C’était donc acheter bon marché une jouissance vive et inconnue. Je me mis à étudier de très près l’ouvrage de M. Haliburton : tel est le nom de l’écrivain colonial. En moins d’une semaine, on peut se rendre maître de toutes les finesses du patois anglo-américain ; même sous le point de vue philologique, c’est là un travail très amusant et très utile. Les philologues qui cultivent avec une patience si exemplaire et une assiduité plus méritoire que profitable le jardin des racines grecques, hébraïques et sanskrites, devraient bien s’occuper un peu des changemens actuels que les langues modernes subissent sous nos yeux. Ils saisiraient au passage quelques-uns des faits les plus curieux de la science difficile à laquelle ils se livrent. Au lieu d’opérer sur des cadavres étymologiques, ils s’exerceraient sur le sujet vivant. C’est plaisir de prendre sur le fait les variations que le génie des peuples différens introduit dans le langage, soit sous le rapport des idiotismes, soit quant à la prononciation. Il ne s’agit plus ici d’hypothèses, mais de réalités, ni de conjectures inventées et superposées, mais de faits incontestables.

La véritable science philologique est là. Bien peu de personnes s’en doutent. On rédige des dictionnaires celtiques, sans daigner