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LE CARDINAL XIMENÈS.

Jamais plus fières institutions n’ont fait l’honneur d’un peuple libre que celles que s’étaient données, à la faveur de leurs guerres, les diverses principautés de l’Espagne. En Navarre, en Castille, en Catalogne, à Valence, des états particuliers ou cortès, en possession d’immenses priviléges, assuraient à tous les ordres la jouissance de leurs droits. L’Aragon surtout se distinguait par l’indépendance jalouse de ses mœurs républicaines : non-seulement l’exercice de la souveraineté y avait été réservé aux cortès nationales, mais des précautions extraordinaires avaient été prises contre les empiétemens du pouvoir, par l’établissement de cette magistrature si originale des grands justiciers, qui avaient mission de juger les rois, et par la régularisation légale de l’insurrection dans cet étrange droit d’union, qui permettait aux sujets de se confédérer contre leur souverain.

Le peuple proprement dit est encore en ce moment ce qu’il y a de plus grand en Espagne : que devait-il être dans ces temps primitifs où aucune des vertus nationales n’avait encore été comprimée ! Nulle part le sentiment de l’égalité humaine n’a été plus vivant que sur cette terre de moines et de bandits. L’orgueil d’une supériorité satisfaite s’était répandu de bonne heure dans les derniers rangs de la population chrétienne, et y portait une confiance patriotique qu’aucun revers n’a pu ébranler depuis. Des poésies chevaleresques partout apprises, partout répétées, vulgarisaient les épisodes les plus guerriers et les plus touchans de la longue épopée nationale. Des Pyrénées à Gibraltar retentissaient des voix de laboureurs, de muletiers, de soldats, d’ouvriers, de marins, qui chantaient les exploits du Cid et la chute des villes arabes, et il n’y avait pas de cœur, si humble qu’il fût, qui ne palpitât à ces glorieux souvenirs.

Quant à la noblesse, elle était la plus puissante de l’Europe. Les ricos hombres ou hauts barons, qui ont pris plus tard le nom de grands, avaient long-temps joui d’une puissance à peu près indépendante. Tant que les royaumes avaient été petits, les vassaux avaient été presque les égaux des rois ; et quand la royauté, devenue plus forte, avait fini par les dominer, ils étaient restés les maîtres de presque toutes les terres d’Espagne qu’ils avaient conquises pour leur propre compte. Derrière eux se pressait l’immense famille des hidalgos ou caballeros, cette seconde ligne de gentilshommes qui se groupe dans tous les pays autour des grandes seigneuries féodales, et qui était plus nombreuse en Espagne qu’ailleurs, parce que l’état