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LE CARDINAL XIMENÈS.

vol, la chevelure flottante, les yeux animés d’un feu divin, le corps couvert d’une armure resplendissante, passe en triomphant sur l’ange du mal pour s’élancer où l’appelle encore la voix de Dieu. Après lui, elle ressemble à ce moine de Zurbaran qui, les yeux ternes, le front pâle, les reins ceints d’une corde, la robe déchirée, prie à genoux dans un caveau humide et obscur, en pressant une tête de mort dans ses mains amaigries.

Nous savons qu’en jugeant ainsi Ximenès, nous heurtons bien des idées reçues, mais la vérité ne prescrit pas. L’histoire n’est que trop souvent complice du succès. Cet homme a été grand par la double puissance de l’esprit et de la volonté ; il a réussi dans ce qu’il a entrepris, c’est assez pour expliquer sa renommée. Mais est-il heureux qu’il ait réussi ? telle est la question éternelle que tout succès laisse après lui. Surtout qu’on ne donne pas pour le défendre cette raison banale, que ce qu’il a fait était nécessaire ; il n’y a de nécessaire que le plan général des choses ; toutes les combinaisons humaines sont libres. Il suffit de jeter un coup-d’œil sur la vie de Ximenès, pour voir combien il a fallu d’efforts, dans l’élaboration douloureuse de l’Espagne au XVe siècle, pour étouffer ce qui a péri et faire vaincre ce qui a survécu. On n’aura pas de peine à comprendre, à l’aspect même de la lutte, qu’une autre victoire aurait été possible, et qu’un ordre tout différent aurait pu en sortir, s’il s’était rencontré un tel homme dans les rangs opposés.

Ximenès était né en 1437, à Torrelaguna, petite ville de Castille, d’une famille obscure. Ses commencemens furent longs et pénibles, et il mit soixante ans à s’élever, comme l’Espagne avait mis près de huit cents ans à chasser les Maures.

Son père était un simple receveur de contributions, qui le destinait d’abord à suivre la même carrière, mais le génie inquiet de Ximenès s’accommodait peu d’une condition aussi humble. Il manifesta de bonne heure une extrême aversion pour l’exécution des projets de son père ; on fut obligé de le laisser étudier à Alcala de Hénarès, et ensuite à l’université de Salamanque, la plus célèbre de toute l’Espagne. C’était alors une nécessité pour les jeunes gens pauvres qui voulaient se livrer à l’étude, d’embrasser l’état ecclésiastique ; une fois entrés dans les ordres, ils trouvaient facilement les moyens de vivre en suivant les universités. Ximenès se fit prêtre, et mena pendant quinze ans la vie de l’étudiant au moyen-âge, vie d’aumônes, de privations et de travail, mais en même temps d’enthousiasme et de rêverie exaltée. Quand il revint de Salamanque,