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entraînement naturel, et, s’ils en sortaient, c’était pour souffrir le martyre, non pour gouverner des royaumes. Ainsi vont les temps s’imitant les uns et les autres ; mais nul ne peut reproduire exactement son modèle, et le souvenir sacré du passé entoure d’une auréole mensongère un présent qui le rappelle sans lui ressembler.

Voilà donc Ximenès appelé à diriger la conscience de la première reine de son temps. Dès ce moment, sa vie appartient à l’histoire politique, et son influence commence à agir sur les évènemens contemporains. C’était en 1492 ; Ferdinand et Isabelle régnaient ensemble depuis vingt ans, et le plus grand fait de leur règne, la prise le Grenade, venait de s’accomplir. On sait quels troubles sanglans avaient agité l’Aragon et la Castille avant l’avènement de ces deux souverains ; mais depuis que les deux moitiés de la monarchie espagnole avaient été réunies en leurs personnes, un ordre politique commençait à se faire jour dans le désordre séculaire de la Péninsule. L’autorité royale fortifiée avait pris un ascendant qu’elle n’avait pas eu jusqu’alors ; l’administration régulière de la justice avait été organisée pour la première fois par l’établissement de la fameuse Hermandad ; les lois du royaume avaient été recueillies et codifiées ; la puissance démesurée des nobles avait été diminuée par plusieurs mesures fermes et habiles, et en particulier par la réunion à la couronne des trois grandes maîtrises militaires de Saint-Jacques, de Calatrava et d’Alcantara ; les droits de l’administration ecclésiastique du pays avaient été défendus contre les empiétemens du saint-siége ; le commerce et l’industrie avaient été protégés : bienfaits immenses qui recommanderont toujours à la reconnaissance de l’Espagne la première moitié de ce règne illustre.

Malheureusement deux funestes tendances se mêlaient à tous ces biens et devaient finir un jour par en détruire les effets. Les nations et les hommes savent rarement s’arrêter à propos. Le triomphe de l’unité monarchique sur l’anarchie du moyen-âge avait été légitime, mais ce premier succès ne suffisait plus, et l’autorité royale était poussée encore à étouffer autour d’elle toute liberté ; d’un autre côté la foi religieuse, exaltée par les victoires sur les infidèles, tendait à devenir intolérante, fanatique et oppressive : double exagération qui devait tout perdre. La chute de Grenade, qui fut si glorieuse pour l’Espagne, fut en même temps un accident malheureux, par l’excitation qu’elle donna aux idées monarchiques et aux passions pieuses. Une circonstance qui paraît bien peu importante aujourd’hui, mais qui fut immense alors, vint encore ajouter à cette impulsion déjà si