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la tour du scepticisme qui se torture dans sa faim et se déchire les entrailles. Je vous laisse à penser les douces idées, les pieuses physionomies, les rêves candides, que l’on doit rencontrer dans une telle pérégrination. Le premier acte de cette Divina comedia se passe à Francfort, le dernier à Paris ; çà et là quelques petits épisodes nous transportent en Pologne ou à la fête de Hambach, aimable attention du poète, qui, de peur que l’unité trop rigoureuse de son récit ne nous paraisse monotone, emploie pour le varier ces arabesques ingénieuses.

En 1815, Heine entend parler de Boerne pour la première fois. Quelques années après, il vient le voir à Francfort, et il trace ainsi son portrait : « Après m’être égaré long-temps à travers des rues étroites et tortueuses, je demandai à un marchand de lunettes où demeurait Boerne. « Je ne sais pas, me répondit-il d’un air malin et en secouant la tête, où demeure le docteur Boerne ; mais Mme Wohl reste sur le Wollgraben. » Une vieille servante aux cheveux rouges, à laquelle je m’adressai ensuite, me donna enfin l’indication que je désirais, et ajouta en souriant d’un air de satisfaction « Je suis au service chez la mère de Mme Wohl. »

« J’eus quelque peine à reconnaître l’homme dont le premier aspect était resté vivement empreint dans ma mémoire. Il n’y avait plus sur sa figure aucune trace de son dédaigneux mécontentement, de son orgueilleuse tristesse. Je vis un petit homme satisfait, languissant, mais non malade, une petite tête couverte de petits cheveux noirs et plats, une teinte de rougeur sur les joues, des yeux bruns très vifs, de l’animation dans chaque regard, dans chaque mouvement et dans la voix. Il portait une petite camisole en laine grise tricotée, qui le serrait comme une cuirasse et lui donnait une mine étrange. Son accueil fut tendre et expansif, et trois minutes étaient à peine passées, que nous causions avec abandon. De quoi causions-nous ? Quand des cuisinières se rencontrent, elles parlent de leurs maîtres, et quand des écrivains allemands se rencontrent, ils parlent de leurs éditeurs. »

Là-dessus vient le dialogue, et quel dialogue ! Ne songez pas, je vous prie, à ceux de Platon ; ils ne vous donneraient pas la moindre idée de celui qui s’établit dans cette obscure maison de Francfort, sous les regards de Mme Wohl. Les deux interlocuteurs passent tour à tour en revue les évènemens les plus récens, les hommes d’état et les écrivains de l’Allemagne. Quand Boerne se montre trop indulgent dans ses appréciations, Heine se hâte de lui tendre un nouvel aiguillon. Par une réciprocité touchante, quand Heine fait mine de s’attendrir, Boerne le fortifie et le remet dans la bonne voie, et lorsque le portrait d’un historien, d’un poète, a été ainsi tracé par l’un, revu et corrigé par l’autre, verni par tous les deux, je vous assure qu’il est d’une curieuse couleur, et que le pauvre patient qui a passé par cette analyse n’a rien de plus à demander.

Quelquefois les deux terribles causeurs passent des questions individuelles aux questions générales. Boerne parle ainsi de l’Allemagne. « C’est une erreur,