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« Je ne prétends pas que ma définition ne soit pas très arbitraire dans la forme. Selon ma coutume, je demande que tu t’y prêtes, et que tu ne m’interrompes pas en me citant des noms propres, exceptions apparentes qui ne détruiraient pas mon raisonnement quant au fond. Selon cette définition, Napoléon ne serait qu’un homme fort, et je sais parfaitement qu’il serait contraire à tous les usages de la langue française de lui refuser l’épithète de grand. Je la lui donnerais d’ailleurs d’autant plus volontiers, qu’à bien des égards, sa vie privée me semble empreinte d’une véritable grandeur de caractère qui me le fait admirer au milieu de ses fautes plus qu’au sein de ses victoires. Mais, philosophiquement parlant, son œuvre n’est pas grande, et la postérité en jugera ainsi. Ce que je dis de lui s’applique à tous les hommes de sa trempe que nous voyons dans l’histoire.

Ainsi je divise les hommes éminens en deux parts, l’une qui arrange le présent, et l’autre qui prépare l’avenir. L’une succède toujours à l’autre. Après les penseurs, souvent méconnus et la plupart du temps persécutés, viennent des hommes forts qui réalisent le rêve des grands hommes et l’appliquent à leur époque. Pourquoi ceux-là, me diras-tu, ne sont-ils pas grands eux-mêmes, puisqu’ils joignent à la force de l’exécution l’amour et l’intelligence des grandes idées ? C’est qu’ils ne sont point créateurs ; c’est qu’ils arrivent au moment où la vérité, annoncée par les penseurs, est devenue évidente pour tous, à tel point que les masses consentent, que tous les esprits avancés appellent, et qu’il ne faut plus qu’une tête active et un bras vigoureux (ce qu’on appelle aujourd’hui une grande capacité) pour organiser. L’obstacle au succès immédiat des penseurs et à la gloire durable des applicateurs, c’est l’absence de foi au progrès et à la perfectibilité. Faute de cette notion, les institutions ont toujours été incomplètes, défectueuses, et forcément de peu de durée. L’homme fort a toujours voulu se bâtir des demeures pour l’éternité, au lieu de comprendre qu’il n’avait à dresser que des tentes pour sa génération. À peine avait-il fait un pas, grace aux grands hommes du passé, que, méconnaissant les grands hommes du présent, les traitant de rêveurs ou de factieux, il asseyait sa constitution nouvelle sur des bases prétendues inamovibles, et croyait avoir construit une barrière infranchissable. Mais le flot des idées, montant toujours, a toujours emporté toutes les digues, et il n’y a plus sur les bancs un seul professeur ni un seul écolier qui croient à la perfection de la république de Lycurgue.

« Le jour où la notion du progrès sera consacrée comme principe