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voir les étudier en paix et en liberté, présumant ou désespérant trop d’eux, se faisant de trop riantes illusions ou se livrant à de trop sombres découragemens ; astres presque toujours voilés, flambeaux tourmentés par le vent, qui presque tous s’éteignent dans l’orage sans avoir éclairé au-delà d’un certain point de la route, malgré de rapides éclairs et de brillantes lueurs.

« Disons-le encore une fois et posons-le en fait : cette erreur de la société engendre des vices inévitables chez ces hommes divers. Les hommes de force sont nécessairement enivrés et corrompus par l’ambition. Le besoin d’agir à tout prix sur des hommes ignorans ou vicieux les force d’abjurer dans leur cœur l’amour de la vérité et de la vertu. Voilà pourquoi je ne puis me résoudre à les placer aussi haut qu’ils le voudraient dans la hiérarchie des intelligences. Leur œuvre est facile, parce qu’ils profitent des élémens qu’ils trouvent dans l’humanité, au lieu d’imprimer à l’humanité une grandeur émanée de Dieu et d’eux-mêmes. Ce ne sont que d’habiles arrangeurs ; ils ne créent rien : une conscience timorée est un obstacle qu’ils ne connaissent plus, et cet obstacle mis de côté, on ne sait pas combien la fortune et la puissance sont faciles à conquérir, avec tant soit peu d’intelligence et d’activité. Pour agir dans un milieu corrompu, il est impossible de ne pas se corrompre soi-même, quoiqu’on soit parti avec une bonne intention. — Les penseurs, les grands hommes de leur côté, toujours rebutés par le spectacle de cette corruption, et toujours exaltés par le rêve d’un état meilleur, arrivent aisément à l’orgueil, à l’isolement, au dédain, à l’humeur sombre et méfiante, heureux quand ils s’arrêtent à l’hypocondrie et ne vont pas jusqu’à l’égarement du désespoir.

« De là, Jean-Jacques d’une part ; Jean-Jacques le penseur, l’homme de génie et de méditation, l’homme misérable, injuste et désespéré. De l’autre, Voltaire, Diderot et les holbachiens, les hommes du jour, les critiques pleins d’action et de succès (applicateurs de la philosophie du XVIIIe siècle), désorganisant la société sans songer sérieusement au lendemain, pensant, dénigrant et philosophant avec la multitude, hommes puissans, hommes forts, hommes nécessaires, chers au public, portés en triomphe, écrasant et méprisant le misanthrope Rousseau, au lieu de le défendre ou de le venger des arrêts de l’intolérance religieuse, contre lesquels il semble qu’ils eussent dû, conformément à leurs principes, faire cause commune avec lui.

« C’est que ces hommes si forts pour détruire (et la destruction était l’œuvre de cette époque-là, œuvre moins sublime mais aussi